Chester Brown, c’est cet énergumène qui se livre sans fard depuis 30 ans, et est surnommé le robot par ses amis Joe Matt et Seth. D’abord connu pour ses chroniques autobiographiques grinçantes et se dévoilant sous tous les angles (de la pornographie, dans Le playboy, à ses rapports rémunérés avec des prostituées dans Vingt-trois Prostituées, en passant par un échec amoureux qui le marqua dans son adolescence, dans Je ne t’ai jamais aimé), Brown a tendance à (trop) réfléchir, et accumule des notes de fin de volumes souvent aussi passionnantes que les pages qui précèdent. Son dernier livre parle de la Bible, mais de quelle manière ?
Adaptation de onze passages de la Bible (douze si l’on compte l’histoire de Job incluse dans les pages bonus), Marie pleurait sur les pieds de Jésus est surtout une analyse et un décryptage de la prostitution et tout ce qui peut s’en rapprocher (l’esclavage, la confiance aveugle en une entité supposée supérieure…) dans les textes sacrés. Partant parfois de paraboles connues, ou de séquences iconiques, Brown en extrait ce qui l’intéresse, et ne prend pas de gants lorsqu’il donne son avis sur les réécritures et manipulations qu’ont subi le livre au fil des siècles. Convaincu que l’aspect culpabilisant et moralisateur, voire castrateur, de nombreux textes est lié à la personnalité de ceux qui les mirent en forme et pas à celle du Christ, Brown détaille chaque histoire, chaque page, par des réflexions largement détaillées dans les 100 dernières pages, et des citations érudites de textes souvent pointus.
Si l’auteur n’hésite jamais à heurter le lecteur, il n’en est pas moins convaincu du message positif présenté par Jésus. Son problème vient des modifications ultérieures qui auraient, pour certaines, largement changé le sens originel de la morale chrétienne, et influé sur la vie de milliards de personnes durant les deux derniers millénaires. Travaillant avec ferveur sur le texte original et de nombreuses traductions ou analyses parfois pointilleuses, Brown ne cache pas sa fascination pour la chose religieuse, mais il est parfois difficile de séparer cet ouvrage du précédent (Vingt-trois prostituées), dans lequel il détaillait de la même manière son attachement envers la prostitution et le sexe tarifé. D’une certaine manière, Marie pleurait en est la continuité, puisqu’il y théorise les raisons – religieuses et culturelles – qui poussent, selon lui, les cultures judéo-chrétienne à tenir la prostitution pour tabou. À grands renforts de citations, d’une bibliographie consistante et d’un regard froidement analytique, l’auteur développe plusieurs idées, qui laissent à croire que le texte que nous connaissons est, pour une bonne partie, biaisé et manipulé par ceux qui l’ont transmis dans les siècles suivants l’avènement du christianisme.
Pour accompagner un fond aussi riche, Brown n’a pas changé son style graphique. Loin des outrances baroques de Crumb dans La Genèse, Marie pleurait est formé de pages simplement composées (4 cases rectangulaires, peu de texte), du dessin efficace et séduisant de Brown, et ne perd pas de temps en fioritures. Brown a une technique assez rare en BD, puisqu’il conçoit ses histoires image par image, sans tenir compte outre mesure d’une narration suivie, puis remonte le tout page à page. Le rythme en est ainsi particulier, un peu lent, mais toujours fluide, et l’esthétique y est souvent glacée. Très symbolique, Brown n’hésite pas à manier les plans très rapprochés ou très éloignés pour ne pas se compromettre dans des détails auxquels il ne croit pas, et conserve une forme de non-dit parfois salvateur (l’histoire de Marie Madeleine en est exemplaire, quand on en lit les notes explicatives).
Marie pleurait sur les pieds de Jésus est un ouvrage magistral. Pas nécessairement facile ou abordable par tous, mais mené avec une érudition hors du commun, une absence de second degré saisissante, et un travail analytique rare dans une BD, fut-elle d’auteur. Brown suit ainsi, à sa manière, le chemin de Crumb. Celui-ci avait en effet signé, à la surprise des amateurs, une adaptation foisonnante et d’une fidélité redoutable de la Genèse. Ici, pas d’esbrouffe : tout est dans le fond, et le lecteur y reviendra probablement plusieurs fois pour en saisir toutes les nuances. À noter, comme toujours chez Cornelius, un soin tout particulier apporté à la fabrication, au graphisme et à la traduction (signée Jean-Baptiste Bernet).
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