C’est dans une brocante que j’ai rencontré Takiji Kobayashi pour la première fois et que j’ai voyagé sur son Bateau usine. Ce roman m’avait profondément marqué et près de vingt ans plus tard, il se rappelle à moi à la parution d’un manga du même nom. Alors je découvre que les merveilleuses éditions Allia ont réédité le roman prolétarien de Takiji et qu’il a été adapté une première fois en 2016, avant cette nouvelle parution de 2023. Ni une ni deux, j’ai tout lu et relu et me voici devant vous pour faire sa propagande.
1903 – 1933: Takiji Kobayashi mourra avant de fêter ses 30 ans. Il décède à Tokyo, dans un commissariat de police, officiellement d’une crise cardiaque, officieusement, les marques de torture sur son corps remettent en question cette mort naturelle… Avant cela, il aura écrit trois livres: Le 15 mars 1928 , Le bateau usine et Le Propriétaire absent. Il n’avait absolument pas prévu d’écrire le 15 mars 1928, ce sont les événements de la vie qui ont interrompu sa rédaction du Bateau usine. Pas encore 20 ans mais déjà communiste convaincu, il vivra l’Incident du 15 mars de l’intérieur. Si l’on peut imaginer que les bases de son Bateau usine étaient déjà bien ancrées, cette opération de répression du gouvernement japonais sur les socialistes et les communistes affirmera sans aucun doute la couleur finale de son roman.
Loin de moi l’idée d’encenser le communisme ou toute autre idéologie politique, l’histoire intime du Japon étant bien trop complexe pour que je me permette un jugement, j’ai cependant une tendresse infinie pour les classes minoritaires et leurs luttes. En cela, le Bateau usine est un ouvrage bouleversant et inoubliable.
Bienvenue sur le Hakkō-maru, un bateau de pêche industrielle au crabe qui navigue dans les mers froides entre le Japon et l’URSS. Bienvenue dans les conditions de vie inouïes des travailleurs exploités et humiliés, chez qui va naitre la nécessité de l’union et de la révolte. Il n’y a pas de héros dans le bateau usine, pas de protagoniste majeur, pas d’antagoniste incarné. Mais il y a 400 personnes; marins, pêcheurs, ouvriers et capitaine, intendant, contre-maître et militaires. Bienvenue dans une poudrière flottante. le Hakkō-maru n’a rien d’un fier navire, tout est délabré et sale et les conditions de vie (de travail) n’ont rien de plus à promettre. Entre malnutrition et maladie, froid et rythme infernal, punitions corporelles et humiliations psychologiques, le voyage n’a rien d’une croisière. Pour maintenir cadence et taux de production, rien de mieux que la rivalité entre les ouvriers et tant pis si les conditions météo sont atroces, on enverra quand même les chaloupes (pleines d’hommes) et on les regardera, en silence, sombrer dans les eaux glaciales. Un bateau en détresse qui lance un SOS? Pas le temps, on condamnera, en silence, son équipage à périr lors du naufrage du navire. L’esprit de compétition finit par provoquer quelques étincelles dans la tête de certains membres de l’équipage. Ils commencent à verbaliser l’horreur qu’ils vivent: les enfers, la prison! Alors, poussés dans leurs derniers retranchements, germe l’idée de la grève, de la rébellion ouverte. Imaginez bien que cette révolte sera tout aussi atroce que les conditions de travail…
La lecture du Bateau usine est éprouvante mais superbe, révoltante mais vitale. Habitués des romans japonnais tout en subtilité et retenue, où l’on suggère plus qu’on décrit, oubliez cette délicatesse! Takiji Kobayashi raconte vraiment et cruellement. Avec pourtant une finesse du style, une intelligence du mot qui vont vous prendre à la gorge et vous faire suffoquer! Le Bateau usine est une lecture incroyable, militante et inoubliable qui rappelle que le peuple japonais n’est pas si dévoué et docile; son histoire est aussi faite de révoltes et de luttes. Ce roman est un très bon point d’entrée dans ce pan de la culture nippone.
C’est un 2016 que les éditions Akata (étonnant?!) publient en français l’adaptation de ce pamphlet révolutionnaire, parue au japon en 2006. Et j’affirme sans hésitation que c’est une réussite. La narration est très bien découpée en deux temps. Les conditions de vie sur le bateau mais également le contexte de l’époque sont savamment représentés. Dans le roman, Takiji Kobayashi ne personnifie pas directement le mal, le manga, lui, nous dépeint monstrueusement l’intendant Asakawa. Si l’on se dit parfois qu’il peut être caricatural, il y a ce quelque chose qui vous murmure que non, finalement, ces gens existent, ces situations existent; nos cerveau se refusent simplement à l’admettre. Je crois que ça s’appelle l’instinct de survie (ou le déni). La loi du « diviser pour mieux régner » et magistralement illustrée dans le manga, comme l’esprit de compétition malsain. La concurrence a ceci de magique; elle empêche de réfléchir profondément à sa condition personnelle…
La seconde partie du manga s’ouvre sur la révolte ouvrière et a l’intelligence de ne rien affirmer. Elle laisse le lecteur libre de son opinion mais n’oublie pas de souligner une valeur: celle de la force de l’union.
Le découpage des planches est parfait, la quantité de cases dessinées rend atmosphère étouffante. Akata parfait son édition avec un feuillet d’une quinzaine de page qui contextualise le récit et rappelle au lecteur qu’il tient un morceau d’histoire entre ses mains.
Cette année, sort chez Vega une nouvelle adaptation de ce roman culte. Paru en 5 tomes au Japon et signé par Harada Shigemitsu et Shinjirô, c’est une revisite libre qu’on lira ici.
Une fois de plus, le bateau-usine part en quête de nourriture. Une fois de plus, l’angoisse étreint la population de marins devant embarquer pour une campagne de plusieurs mois sous l’autorité d’un capitaine sadique et cruel. Ils savent que tous ne reviendront pas, dévorés par une créature aquatique mutante, ou succombant sous les coups de fouet du capitaine. Les bases du roman sont parfaitement respectées et la peur, la dureté du quotidien, tout comme un sentiment d’injustice sont présents dans ce premier tome. L’adaptation fait le choix d’un futur post-apocalyptique, où l’eau a disparu, où les bateaux voguent dans les airs, où les crabes et les pingouins font la taille d’un éléphant. C’est parfois loufoque et caricatural mais le dessin de Shinjirô est excellent dans ce domaine. Comme dans le roman, le peu de choix qui s’offrent aux marins est tout aussi pesant et en cela c’est une bonne adaptation. Pour les amateurs d’actions et de fantastique, Le Bateau-usine est une lecture amusante de l’œuvre Takiji et qui sait, une porte d’entrée pour la révolution! Oser le genre série B sur un ouvrage aussi culte, l’idée me plait beaucoup et je ne manquerai pas les prochaines parutions.
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