Au commencement, il y eut un court-métrage :
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Run, son réalisateur, fit le tour des festivals, et repartit avec plusieurs prix. Après avoir vu son projet de BD refusé par tous les éditeurs déjà en place (format bizarre, fabrication complexe, pagination massive), il tombe sur l’équipe d’Ankama, alors aux balbutiements de ses ambitions éditoriales : si le jeu Dofus cartonne, Ankama en est encore à l’auto-diffusion, et court les librairies de France, auteurs et bouquins sous le bras, signant dédicace sur dédicace. Il obtient carte blanche, et l’éditeur parvient à placer massivement le premier tome de sa série chez les libraires… Le reste est entré dans l’histoire : suite au succès inattendu du premier tome, et de l’ensemble de ses premiers livres (le manga et les artbooks Dofus, notamment), Ankama trouve un diffuseur/distributeur bien implanté, et donne à Run les clés de son propre label, le Label 619, dédié à la pop culture, au graphisme et à la BD, bien entendu. Mais alors que Run éditeur est partout (entre les succès de The Grocery, Freak’s Squeele, Hey! ou encore DoggyBags), Run auteur prend son temps, et mettra près de 10 ans à boucler les 6 tomes de sa série, Mutafukaz.
Vinz et Angelino sont deux amis qui vivent en colocation à Dark Meat City, mégalopole sordide et ultra-violente du sud des États-Unis. Leur petite vie réglée (glande, TV, pizza à livrer) est bousculée lorsqu’Angelino, suite à un accident de la route, est pris de visions et de maux de crâne terribles. Ce qu’il prend pour des hallucinations, serait-ce en fait la réalité ? Ces créatures de l’ombre, ces hommes en noir qui semblent le connaître, le chercher… Des extra-terrestres seraient-ils cachés parmi nous ?
Lorsque le premier tome de cette série est sortie, nous autres libraires avons été bien embêtés : où donc ranger ce livre ? On savait plus ou moins à qui le conseiller (lecteur ado/adulte, fan de jeux vidéo, de culture urbaine, de graphismes soignés et de délires très pop : hommes en noir, théories du complot débiles, super-pouvoirs, lucha libre…), mais pas vraiment où le placer. Ce n’est toujours pas réglé aujourd’hui, ou plutôt, cette série est désormais le porte-étendard d’une branche joyeusement bâtarde de la petite famille de la BD franco-belge, mix d’influences américaines, asiatiques, une sorte de world-BD résolument assumée. Mutafukaz, c’est tout ça, en condensé : les premières pages sont une explosion visuelle rafraîchissante et farfelue, lorgnant autant sur GTA que The Boondocks, tandis que la suite balaie toutes les frontières, et embarque le lecteur dans un délire pyrotechnique et uchronique du plus bel effet.
Run le dit lui-même, au fil des préfaces et postfaces qui parcourent ses livres (entre des photos le mettant en scène au Japon, sur les roadways américains…) : Mutafukaz, c’est son bébé, avec ses délires. Lui qui s’amusait beaucoup d’entendre diverses théories complotistes toutes plus idiotes et imaginatives les unes que les autres a décidé d’exploiter le filon, quitte à laisser croire à certains qu’il entrait dans ce jeu-là. Ce n’est pas le cas. Mais voir des extra-terrestres manipuler les grands de ce monde depuis la fin de la seconde guerre, durant laquelle Hitler envoya une partie de ses troupes sur la face cachée de la Lune, voir ces mêmes envahisseurs terraformer la planète afin de la rendre plus adaptée à leur propre survie, voir un bonhomme à tête enflammée (Vince) et son pote tout noir (Angelino) tenter de survivre, puis de sauver le monde, voir, évidemment, des catcheurs mexicains combattre les 4 cavaliers de l’Apocalypse… Difficile de faire le tri dans cet immense foutoir. On en prend plein la tête, et on en redemande ! Si la série mute, tome après tome, et nous perd assez régulièrement, on en sort avec une forte impression de satiété : pas de frustration, pas de sentiment de manque. On a presque trop mangé, ne manque que le cure-dents et le bon fauteuil pour digérer tout ça.
Mais ce qui permet de passer outre les moments d’incompréhension, ce sont bien entendu les graphismes. Ce dessin chaotique et visuellement aussi abouti qu’en constante évolution, c’est la marque de fabrique de Run et son crew, et ça ne plaira pas à tout le monde. Il faut adhérer à l’aspect pop et baroque de l’esthétique mexicaine, il faut accepter des designs délirants et des couleurs souvent explosives, d’étonnants choix de fabrication (passage de la couleur au noir et blanc, changement de papier, passages en 3D, encres dorées…), et simplement arrêter de vouloir tout justifier ou tout expliquer : Mutafukaz, si on y met un pied, si on y goûte, on en ressort étourdi et ébouriffé, mais on se fiche de savoir pourquoi. C’est une expérience physique autant qu’une lecture, et rien ne nous refera cet effet dans les prochaines années…
Sauf peut-être le film d’animation, prévu pour 2017 et en cours de réalisation au sein du studio 4°C (Mindgame, Berserk – L’Âge d’Or, Amer béton). Et les prochains travaux de Run, évidemment…
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