Les Manifestes Incertains de Frédéric Pajak
Si la littérature est un art, il est des livres qui sont des œuvres d’art à eux seuls.
Je vous parlais dernièrement d’Amor Fati, paru chez Arts&fiction, c’en est un bon exemple. Je voudrais m’attarder aujourd’hui sur des Manifestes incertains et sur leur auteur Frédéric Pajak. Le numéro 9 vient tout juste de sortir en libraire !
Frédéric Pajak est un artiste pluridisciplinaire, dont les écrits sont pure poésie. Mêlant mots et dessins, ses livres ne sont ni des bandes-dessinées, ni des ouvrages illustrés, ni des albums mais des histoires où les styles se répondent, dialoguent et chantent.
Écrivain, dessinateur, éditeur, récipiendaire de nombreux prix littéraires, il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages et responsable de la collection des Cahiers dessinés. Je ne suis pas une très bonne biographe, aussi, je voudrais vous présenter la collection des Manifestes Incertains, manuscrits de toute beauté qui parleront de Frédéric Pajak bien mieux que moi.
Les Manifestes Incertains, « dix ans de rêveries ou de fermentation », sont une volonté de caresser l’incertitude, un voyage dans les pensées et les souvenirs de l’auteur. Ouvrages intimes où l’on rencontre ses compagnons de toujours : Walter Benjamin, Ezra Pound, Emily Dickinson, André Breton , Vincent Van Gogh ou Fernando Pessoa pour cet ultime tome.
Livres de voyages, de poèmes, roman intime ou historique, les Manifestes sont des sources inépuisables de culture. Ce projet, Pajak le rêve depuis très longtemps. Plusieurs fois débuté, perdu, abandonné, oublié ou recommencé, il le concrétise avec un premier volume en 2012 aux Editions Noir sur Blanc.
Roman antiromanesque, méditation sur le roman, roman fragmenté, écrit et dessiné, ce premier tome est conçu comme un voyage dans la beauté, les illusions et le désenchantement. Avec Walter Benjamin, « rêveur abîmé dans le paysage », qui s’interroge sur l’avenir du roman, sur l’Histoire, sur l’avènement du nazisme et de la culture de masse, Pajak nous promène de souvenirs éparpillés à la rumeur de la mer furieuse, Samuel Beckett, Bram Van Velde, le retour des Esprits et le retour à Berlin de Walter à l’heure du basculement, de l’exil définitif, de la pauvreté et de la solitude.
Le second Manifeste évoque les ombres de la ville, le temps de l’avant-guerre et celui d’aujourd’hui, mêlant ironie et mélancolie. 1926, Walter Benjamin s’éprend de Paris, qui ne le lui rend pas. Incompris, méconnu, il y crève de solitude. Cette même année, André Breton rencontre Nadja, qui devient son héroïne et l’entraîne dans une ville de hasard et de merveilleux. De son côté, chaque nuit, Ludwig Hohl déambule dans la capitale, arrondissement par arrondissement. Son regard d’écrivain étranger croise celui de Léon-Paul Fargue, Parisien véritable, nostalgique et pétillant.
La mort de Walter Benjamin est le sujet du troisième Manifeste mais aussi la vie, celle d’Ezra Pound. Ces deux individualités se croisent sans se rencontrer. Tout les oppose, mais ils sont les témoins d’un même naufrage. Le premier porte sur le monde un regard lucide et critique, voire désespéré; le second se rengorge des illusions de son époque aveuglée par le progrès et la vitesse. Des histoires qui racontent l’Histoire.
Avec le quatrième volume du Manifeste incertain, nous partons sur l’Océan Atlantique jusqu’à Buenos Aires, puis nous plongeons dans le XIXe siècle. Avec Friedrich Nietzsche, tout d’abord, puis avec Ernest Renan et d’Arthur de Gobineau, l’auteur très contestable de L’Essai sur l’inégalité des races humaines, nous parcourons la vie en détail, ses idées désespérées et désespérantes, jusqu’à sa mort solitaire dans une chambre d’hôtel à Turin. A travers ces trois penseurs « réactionnaires », autour de questions brûlantes telles que l’élitisme, le racisme et la religion, Pajak ravive un épisode crucial de sa jeunesse : deux ans passés dans une école « libre », dans le sud de la France, livré à lui-même, sans règles ni devoirs – d’où le sous-titre : La liberté obligatoire.
C’est Vincent van Gogh qui joue le fil conducteur du cinquième Manifeste. Pajak retrace scrupuleusement l’errance solitaire de Van Gogh, de sa Hollande natale jusqu’à Auvers-sur-Oise, en passant par Londres, le Borinage, Paris, Arles et Saint-Rémy. Errance existentielle, errance artistique, cette biographie écrite et dessinée met l’accent sur des épisodes peu connus ou mal interprétés de sa vie, notamment de son enfance. La légende de Van Gogh est ici examinée, et en particulier sur son supposé suicide, revu à la lumière du témoignage tardif d’un meurtrier présumé.
Avec Blessures, sixième volume du Manifeste incertain, l’auteur revient sur son enfance et son adolescence. Il se souvient de trois épisodes douloureux, qu’il raconte tour à tour avec gravité et humour : la mort de son père, un étrange accident de voiture dans l’Espagne de Franco et une expérience cauchemardesque sur une île de naturistes. Un livre purement autobiographique. Ces trois épisodes sont entrecoupés de brèves incursions à Saint-Nazaire, Rome, Barcelone, prétextes à évoquer quelques aspects existentiels du monde d’aujourd’hui.
Ce septième volume du Manifeste incertain est consacré à deux poètes majeurs : une Américaine du XIXe siècle et une Russe du XXe siècle. Tandis qu’Emily Dickinson reste toute sa vie recluse chez elle, Marina Tsvetaieva, contemporaine de la révolution d’Octobre, s’exile en 1922 à Berlin, puis en Tchécoslovaquie et en banlieue parisienne, avant de retourner en 1939 en Russie, où elle se suicide deux ans plus tard. Deux destins littéraires qui ont survécu à l’indifférence, à l’hostilité, voire à la censure. L’occasion ici d’évoquer la vérité profonde du langage poétique, et son goût d’éternité.
Dans le huitième Manifeste, biographie, autobiographie et fiction se mélangent soulignant de façon plus ou moins explicite les affres et les voluptés de l’incertitude. A travers deux récits, l’auteur nous invite à un voyage dans la Suisse profonde et tourmentée. Nous partons également pour la Chine populaire, celle de 1982, sous Teng Hsiao-Ping, et celle d’aujourd’hui, ainsi que pour l’île de Taïwan. Ces récits sont entrecoupés de deux portraits : celui de Paul Léautaud se faisant peindre par Matisse, et celui d’Ernest Renan, à l’époque où il traversait une grave crise de conscience, avant de quitter définitivement le Séminaire.
C’est Fernando Pessoa qui est mis en lumière dans ce neuvième Manifeste. Qui se cache derrière ce personnage terne et effacé, qui n’aura connu qu’un seul amour, platonique et malheureux ? En même temps, Frédéric Pajak nous entraîne dans ses souvenirs, aventures dans le Sahara, aux Etats-Unis, en Chine populaire et dans différents pays d’Europe. Unissant des voix distinctes, cet ultime Manifeste explore biographie et autobiographie, narration et introspection, réacs et réalités, dans un récit délibérément labyrinthique jalonné de plus de deux cents dessins.
En plus de nous ouvrir la porte à des univers inépuisables de culture et d’art, Pajak se dévoile dans chacun des Manifestes. Mêlant récits, romans, bio et autobiographie, dessin et réflexion, ce sont à chaque fois la promesse de rendez-vous avec des lectures intimes et vibrantes.
Si le tome 3 reçoit le Prix Médicis Essai et le tome 7, le prix Goncourt de la Biographie, je garde une tendresse particulière pour l’album sur Van Gogh et un amour profond pour La cartographie du Souvenir. Je ne vous parle même pas du tome 6, Blessures qui m’a ébranlée profondément…
Les protagonistes de Pajak sont tous des héros cabossés, des « ratés magnifiques » à qui il rend des hommages puissants. A chaque Manifeste, Pajak propose de penser le Monde, sa déliquescence, sa bêtise, sa beauté et sa fureur. Ses dessins sont poignants : en art, le Noir me touche profondément. Soulage, Comès, Pollock, Julien de Preux ou Tardi sont (quelques) artistes qui me sont chers, Pajak maîtrise cette couleur à la perfection. Les 2000 dessins qui ornent cette encyclopédie de l’intime sont bouleversants !
L’incertitude, comme fil conducteur à l’œuvre de Frédéric Pajak, en devient fluide, splendide et émotive.
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