Comparer Atsushi Kaneko à David Lynch est un exercice facile. De la même manière que Bambi, sa première œuvre éditée en français (chez IMHO), était un clin d’œil constant au cinéma pop et violent de Tarantino, Kaneko creuse depuis Soil et Wet Moon un sillon étrange et flirtant avec le fantastique que ne renierait pas le cinéaste le plus reconnu parmi les plus fous…
Sata est un jeune inspecteur de Police sérieux et idéaliste. Il est rapidement apprécié de son supérieur hiérarchique, qui lui fait confiance et souhaite le voir nettoyer de fond en comble le commissariat, gangréné par la corruption. Mais en attendant, Sata et ses collègues doivent enquêter sur le meurtre horrible d’un jeune ingénieur. Celui-ci travaillait sur des pièces métalliques mystérieuses, supposées permettre aux Asiatiques de gagner la course vers l’Espace et la Lune, en ces années 60. Lors de son enquête, Sata se trouve nez à nez avec une étrange femme, qui semble la première suspecte du meurtre… Mais lors de la course poursuite qu’il engage, un choc à la tête puis la disparition de la jeune femme vont le laisser blessé et meurtri, amnésique et flirtant avec la folie…
Si Soil était un portrait de groupe, un panorama inquiétant et dérangeant des nouvelles villes japonaises, Wet Moon est centré entièrement sur la psyché d’un homme. Personnages enfermés dans ce qui ressemble à de la folie, mélangeant les lieux et les époques sans logique apparente… Kaneko vrille le cerveau de ses lecteurs, et les plonge dans les eaux troubles de la brèche. Une brèche entre le monde normal, et le monde du dessous, le monde caché : ces quartiers interlopes, dans la ville, qui peuvent se comparer à la face cachée de la Lune. Nous savons qu’elle existe, mais en ces années 1960, la rêverie est encore possible : personne n’a mis les pieds sur la Lune, elle est toujours objet de fantasmes. Multipliant les faux semblants, les pistes inachevées et les personnages hors normes, l’auteur cisèle peu à peu une ode à l’étrange, un poème angoissant, kafkaïen, qui part d’une enquête policière pour en arriver à une remise en question brute de la réalité telle que nous la concevons…
Pour accompagner son scénario obscur, Kaneko maîtrise une arme de choix : son dessin. Unique en son genre, riche et utilisant avec maestria un style naviguant entre illustrations, comics indépendant et cinéma expressionniste, le graphisme de Kaneko nourrit encore un peu plus le sentiment de bizarrerie et de fracture du réel mis en place par le scénario. Avec un découpage syncopée, utilisant les ellipses comme rarement, Kaneko se permet une narration éclatée, sans fioriture, qui ne prémâche rien et suppose un effort d’attention du lecteur.
Radical et insoumis, voilà une série que l’on ne peut que se féliciter de voir publié en français. Sakka continue d’explorer des facettes inattendues de la production japonaise, et soigne la conception de cette trilogie résolument dingue (la traduction d’Aurélien Estager est impeccable, la fabrication est splendide, avec ses jaquettes mates, ses pages en papier calque et sa pagination délirante – près de 350 pages pour le troisième volume). Ce puzzle inextricable, explorant l’espace et le temps ainsi que les vrilles des tourments de son héros, laissera certains sur le carreau. Mais ceux qui se prennent au jeu, ceux qui apprécient le challenge d’une œuvre qui ne dévoile pas tout et laisse une part d’ombre à ses héros et leur destin, ceux-là classeront Wet Moon parmi les joyaux de leur collection, à n’en pas douter.
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