Lune l’envers
Christian « Blutch » Hincker
Dargaud
Difficile aujourd’hui de savoir à quoi s’attendre quand sort un nouveau Blutch…
Une réédition ? Aucun souci, ses premiers titres chez Fluide Glacial, Dupuis ou Cornélius sont des increvables, des classiques à consommer sans modération et à faire découvrir avec gourmandise. Ses Petit Christian à L’association restent une jolie réussite en matière d’autobiographie enfantine.
Mais un inédit ? Allons bon… Son dernier ouvrage, sur le cinéma, m’a laissé un souvenir si déteint que j’ai craint avoir égaré un auteur majeur. Le dessin est là, bien là, mais le fond s’est fondu dans un discours bobo et abscons, bref, je n’ai pas aimé – à mon grand dam. Et les précédents, chez Futuropolis, étaient de fort jolis recueils de croquis ou de dessins, mais rien de palpitant quand on aime sa plume autant que son crayon.
Aujourd’hui sort donc Lune l’envers, qui renoue enfin avec sa folie douce des débuts, sa poésie, et dans une certaine mesure son masochisme d’auteur. Car oui, Blutch semble se questionner sur son statut d’auteur. Est-il un artiste libre de créer comme il l’entend ? Un artisan dont les choix narratifs et esthétiques sont guidés par une recherche de rentabilité (en temps, en argent, en reconnaissance) ?
Lune l’envers, c’est avant tout le portrait de Lantz, auteur de BD à succès, qui travaille depuis plusieurs décennies sur la série la plus vendue du marché. Et aujourd’hui, il en a marre. Il n’a plus l’inspiration. Son éditeur, qui le soutient autant que possible, se retrouve à lui mettre le couteau sous la gorge, contraint et forcé par ses supérieurs. Car enfin, le Nouveau Nouveau Testament, ce sont des millions d’exemplaires, l’équilibre financier tout entier de la maison d’édition dépend de cette seule série ! Et Lantz qui lambine, traine la patte, et finit par tomber amoureux à contretemps d’une jeune artiste rebelle et un peu foutraque… N’est-elle que le reflet de sa folle jeunesse, qui fut fanée par son arrivée sur sa série phare ?
Bref, ce Blutch-là, c’est du bon. Il secoue le lecteur, par son rapport intransigeant à la création. Il rassure sur ses envies de raconter des histoires. Il giffle une fois encore tous ses collègues par son niveau de dessin proprement effrayant (ses choix font cette fois penser, outre Gus Bofa, au monumental Jean-Claude Forest). Et nous arrêterons les comparaisons là. Depuis le temps, le petit Christian devenu grand a bien mérité sa singularité, lui qui est devenu source d’inspirations à son tour…
Entre surréalisme, délires baroques, humour déjanté, chronique cynique et ambiance de fin du monde (artistique), avec des machines à faire de la BD en toute décontraction et des éditeurs dont le travail ne consiste plus à dénicher le talent d’un auteur, mais à fouiller dans son subconscient et à le forcer à coucher ça sur papier, Blutch ne s’interdit rien. Légèrement provocateur et réac’, mais avec ce sourire en coin qui veut tout et rien dire, il embarque le lecteur dans son tourbillon de mise en abîme, en pointant les contradictions qui animent l’ensemble du marché de la BD (la production est trop forte, les auteurs n’en vivent plus, mais les lecteurs veulent des parutions rapprochées. Ils veulent de beaux livres mais moins cher. Ils veulent de la qualité, mais dans un système qui ne donne plus le temps ou les moyens aux auteurs pour se démarquer ou même faire leurs classes. Il y en a à dire). Une sorte de méta BD, donc.
En un mot comme en cent, Blutch est de retour, et pour de bon !!
Vous avez aimé ? Lisez ses classiques…
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