Alors oui, il y a un grand bandeau rouge, criant à la face du potentiel lecteur « 25 ans après Bouche du diable, le duo Boucq–Charyn se reforme« . Oui, c’est quand même un peu l’impression que Le Lombard s’approprie l’héritage glorieux de Casterman (qui édita les albums du duo). Mais malgré tout, on est curieux de voir ce que donne cette nouvelle collaboration. Car en un quart de siècle, Charyn est resté Charyn, auteur reconnu de polar, connaisseur émérite de la ville de New York, considéré par certains spécialistes comme l’un des auteurs majeurs de la littérature américaine. Certes. Par contre, Boucq, François de son prénom, était déjà un dessinateur génial, mais il n’avait pas encore signé Bouncer, les aventures de La Mort et Lao-Tseu, Face de Lune ou encore Le Janitor. Il n’avait, en un mot comme en cent, pas encore gravé son nom parmi ceux des auteurs dits « grand public ». Les choses ont aujourd’hui bien changé, et Boucq est une référence absolue, dont le dessin ne déçoit jamais, et ne fera probablement jamais école car trop singulier, trop personnel, foncièrement brillant… Ceci posé, lisons donc la bête, et faisons-nous notre idée…
Pavel, jeune garçon sans histoire, vit avec son père dessinateur et sa mère infirmière. Petite particularité : né aux USA, il a suivi ses parents en Russie, quelques années après la 2nde Guerre Mondiale. Son père, fou de cinéma et apolitique, tenait simplement à travailler avec Eisenstein. Mais ne pas s’intéresser à la chose politique ne veut pas dire qu’elle ne s’intéresse pas à toi : la famille en fait l’amère expérience lorsque, pour des raisons puériles, elle est envoyée au Goulag. Le petit Pavel, voué à lui-même, va user de son talent de dessinateur pour sauver sa peau, à de nombreuses reprises. Jusqu’au jour où il se fait remarquer par Kilik, l’un des chefs de gangs du Goulag, qui veut en faire son tatoueur attitré…
Avec sa narration forte et son personnage charismatique, Little tulip creuse sans ambages le sillon tracé par Bouche du diable. Comme si ces 25 ans n’avaient été qu’un souffle, une petite parenthèse, ces deux auteurs se retrouvent avec l’efficacité que l’on pouvait attendre. D’une écriture toujours aussi sombre et racé, Charyn envoie son personnage entre le Goulag et les ruelles crasseuses du New-York des années 70, le faisant passer de victime à combattant aguerri, lui offrant des amours viciées mais aussi des instants de grâce. Une vie tumultueuse, unique en son genre, boitillant entre la survie et l’art, l’art de tatouer. Car le centre, c’est évidemment ça : le tatouage est omniprésent, sur le dos des prisonniers, sur le corps de Pavel, sur les membres des enfants du Goulag – mais au pastel, pas à l’encre… Un portrait respectueux de cet art étrange et souterrain, qui trouve ici un sens sociétal, constituant des clans, des champs de force, des luttes de pouvoir… Rien n’est gratuit, surtout pas quand c’est aussi intime qu’un dessin gravé à même la peau…
Boucq, quant à lui, fait du Boucq. Le dessin est presque effrayant de facilité et de maîtrise, les planches sont peuplées de gueules et de bourlingueurs (et bourlingueuses, car Boucq n’est pas le genre à cacher la Femme derrière une seule façade : parfois mégère, parfois angélique, jamais là pour la galerie)… Relire leurs deux ouvrages à la suite fait réfléchir : Bouche du diable est tout entier dans Little Tulip. Et ce n’est pas une critique : Boucq avait atteint un sommet qu’il n’a plus jamais quitté, et cette constance est remarquable en soi. Si le texte de Charyn est le squelette et les organes de l’œuvre, les traits de Boucq en sont les muscles, la peau, le souffle, le sol sous la plante des pieds. Donner vie, incarner à ce point son histoire n’est pas donné à beaucoup, et pouvoir lire le travail d’un maître à l’ouvrage est en soi un privilège.
Alors oui, on peut critiquer la fin, un peu expédiée, mais la poésie qui s’en dégage n’est pas feinte ou brusquée. Elle rappelle aussi que depuis quelques années, Boucq travaille avec Jodorowski. Et ça, on n’en sort jamais tout à fait indemne…
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