Série culte, publiée sur près de dix années par deux auteurs trop rares, Le roi des mouches est un pilier inestimable de la BD d’auteur française. Profitons de la sublime réédition en intégrale parue juste avant noël pour nous replonger dans les eaux poisseuses de cette mare insalubre…
Voici Éric, un jeune homme plein de promesses, mais bien décidé à les briser les unes après les autres. Il croise dans son périple de belles filles perdues, il pourrit la vie de son infâme beau-père, il remâche jour après jour la mort de Damien, sensément son meilleur ami, mais qu’il cocufiait sans vergogne tandis qu’il se faisait écraser par une voiture au cours d’une rave. Ah, et j’oubliais : Éric s’est aussi acoquiné avec un joueur de bowling aussi génial que taré, qui lui a fait don d’un sac bourré de fric et d’une quille après laquelle tout le monde court. Et puis, évidemment, Éric porte régulièrement un énorme masque en forme de tête de mouche. Tout va pour le mieux, n’en doutons pas…
Michel Pirus est un drôle de loustic. Aujourd’hui connu principalement pour cette trilogie redoutable, il a aussi signé plusieurs livres en tant que dessinateur (notamment le brillant Rose profond, satire hallucinante de la bien-pensance Disneyenne, écrite par Jean-Pierre Dionnet). Mais la rareté de ses travaux le rend passionnant à lire : Le roi des mouches est ainsi un condensé de plusieurs vies, road movie déglingué et crépusculaire, qui s’inspire souvent de la forme de la BD indépendante US, mais semble aussi lorgner du côté des séries TV ou films d’un David Lynch, de Gregg Arakki ou de Larry Clark. Car ce roi des mouches, c’est avant tout une vision désespérée de notre monde : pas un personnage n’est « propre », et aucun ne sortira grandi de ces 200 pages de rage larvée. Une jeune fille de 14 ans ? Elle reluque l’ex de sa frangine, car elle a eu le malheur de lui piquer son pognon mal acquis. Un jeune artiste plein d’idéal, tentant une approche poétique et romantique d’une jeune fille un peu cabossée par la vie ? Il finira la gueule en sang, dérouillé dans un parc public. Ces jeunes gens perdus, violents et violentés, doivent bien de leurs fêlures à la génération précédente : les parents ont les mêmes souillures, les mêmes vilains traits de caractère, les mêmes lâchetés. Rien n’est dû au hasard, et les squelettes familiaux ne sont que rarement dans les placards, trop occupés à pousser les uns et les autres à commettre les pires saletés pour un oui ou un non. Une fois digéré ce parti pris du « tous pourris », il faut bien admettre que Pirus nous soigne, et arrive, par moments, à nous rendre attachants ces losers de haut calibre. Le risque principal étant de se perdre au milieu des personnages, des enjeux parfois obscurs, et des passages foncièrement absurdes…
Mezzo est lui aussi bien fou. Mais après avoir chroniqué Love in vain, on se rend bien compte que la folie n’exclut pas le génie. Et son travail maniaque, poussé plus loin que les plus maniaques de ses pairs américains, laisse pantois. Dans Le roi des mouches, il compose des planches puissantes, au graphisme imperturbable, et dépeint des caractères entiers. Les couleurs de Ruby ne sont pas innocentes : tranchantes et pleines, elles appuient encore la lourdeur de l’ambiance, et laissent peu de respiration à des pages surchargées (de traits et de sens). Difficile de se libérer des visages de Sal, d’Éric, de Ringo, une fois la dernière page tournée.
Le Roi des mouches, c’est un constat : l’Homme est une ordure, irrécupérable. Éric, ce petit saligaud, en est l’incarnation. Toutes les occasions de se racheter, il les foire. Tous ses moments de tranquillité ne sont que des pauses entre deux conneries plus grosses que lui. Préparez-vous, le roi des mouches ne vous laissera rien, il vous dépouillera de vos oripeaux humains, et vous montrera à tous comme le squelette avide que vous êtes…
À noter que l’édition qui me sert de prétexte à cette chronique est proprement monumentale : très grand format (37 * 29 cm), papier de luxe, tirage limité à 1230 exemplaires signés et numérotés… Il en reste, n’hésitez pas à le demander à votre libraire ! (Sinon il reste toujours l’édition « normale » en 3 tomes, déjà de belle qualité)
Une œuvre magistrale, définitivement !
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