Difficile de passer outre le festival d’Angoulême, quand on gravite dans le petit monde de la BD.
Créé il y a tout juste 41 ans, il est devenu, au fil du temps, le rendez-vous incontournable du gotha de la BD franco-belge (tout d’abord), puis mondiale (à partir des années 2000). Et si les prix divisent toujours autant, ce n’est que justice : qui peut prétendre au palmarès parfait ? Mais ces dernières années ont été difficiles pour ce vénérable évènement. Tout d’abord, le grand prix de l’année 2013 fut entaché d’un fort soupçon de gérontocratie…
Après avoir emmené en finale Chris Ware (canadien fou, auteur des géniaux Jimmy Corrigan, ACME Novelty ou encore Building Stories), Akira Toriyama (japonais, créateur de Dr Slump, mais surtout du cultissime Dragon Ball, et par là même du shônen tel que nous le connaissons aujourd’hui), Alan Moore (anglais, auteur majeur des années 80 avec Watchmen, V pour Vendetta, La ligue des Gentlemen Extraordinaires, From Hell…), Katsuhiro Otomo (japonais, créateur du mythique Akira) et Willem (néerlandais méconnu du très grand public, plus réputé pour son œuvre dans le dessin de presse, et collaborateur actif de Charlie Hebdo, par exemple), l’ensemble des auteurs invités au festival ont eu l’impression de s’être fait « voler » le Grand Prix (a priori promis à Toriyama, qui arrivait en tête au premier tour) par le jury des anciens Grands Prix (qui votaient au second tour, et élisaient donc le Grand Prix 2013). Trondheim, polémiste gourmand, dira que les vénérables du jury ont voté pour le seul auteur qu’ils connaissaient (ce qui est probable pour certains). L’organisation du festival, sentant le vent de la grogne, créa à la volée « Le Prix spécial du jury », qui fut attribué à Toriyama, mais ne trompa pas grand monde. Un joyeux foutoir, donc.
Cette année, démocratisation oblige, le modèle fut renouvelé, au grand dam des anciens, qui décidèrent à la majorité de boycotter le second tour du scrutin (ils étaient jusque là seuls décisionnaires pour élire le grand prix, et se retrouvaient cette année réduit à 50% des voix, le reste étant attribué aux quelques 1500 auteurs invités au festival). Certains grands noms n’hésitèrent d’ailleurs pas à attaquer ce nouveau mode de scrutin de façon plus directe, comme Didier Pasamonik, qui désavoua ce nouveau fonctionnement, considérant la voix des personnalités reconnues comme supérieure à celle de l’auteur de base (je caricature, mais on n’est pas si loin de ses propres mots). Bref, polémique, polémique…
Finalement, et c’est le plus important, le grand prix lui-même a fait consensus (après le retrait d’Alan Moore, présent aussi cette année, et qui refusa d’être sélectionné…), et le palmarès dans son ensemble est plaisant. Faisons le point :
Grand Prix de la ville d’Angoulême : Bill WATTERSON (Américain, auteur de Calvin & Hobbes)
Fauve d’Or (meilleur album) : Come Prima (Alfred, Delcourt) (Chroniqué ici-même par Fabien)
Prix du public : Mauvais Genre (Cruchaudet, Delcourt) (Chroniqué itou par le même Fabien)
Fauve Polar SNCF : Ma révérence (Rodguen & Lupano, Delcourt)
Prix spécial du jury : La propriété (Modan, Actes Sud)
Prix de la série : Fuzz & Pluck (Stearn, Cornélius)
Prix Révélation : (exæquo) Mon ami Dahmer (Backderf, Çà et Là) / Le livre du Leviathan (Blegvad, L’Apocalypse)
Prix Jeunesse : Les carnets de Cerise (Chamblain & Neyret, Soleil)
Prix du Patrimoine : Cowboy Henk (Kamagurka & Herr Seele, Fremok)
Prix de la BD alternative : Un fanzine Carré numéro C (Collectif, Hécatombe)
Les prix majeurs attribués à des livres déjà reconnus (à la fois par le public et la critique), et quelques agréables surprises du côté des indépendants (notamment Le Fanzine Carré, mené par la structure suisse Hécatombe). Et si Watterson fut l’auteur d’une seule œuvre (Calvin & Hobbes), difficile de dire quoi que ce soit de négatif sur son élection : son strip reste référentiel, plus de 20 ans après son arrêt, et son intégrité artistique (il a stoppé sa série au sommet, et vit depuis chez lui, peignant pour le plaisir, sans le moindre contact avec le monde. Il a par ailleurs toujours refusé de vendre les droits de ses personnages pour en faire des produits dérivés, ce qui l’aurait immanquablement rendu richissime, mais aurait « brisé » l’ambiguïté liée à Hobbes : est-il une peluche prenant vie dans le seul imaginaire de Calvin, ou est-il un vrai tigre se camouflant en peluche ? Sa production de masse sous forme de peluche, justement, aurait certainement orienté la lecture des nouvelles générations) force le respect.
La grande question, maintenant : Watterson ne sortira probablement pas de sa retraite en janvier 2015, pour alimenter le festival (le grand prix de l’année précédente est généralement président d’honneur, et peut orienter les choix d’expositions. Il participe aussi activement à la promotion de l’édition en cours, notamment par le biais des affiches officielles). Seul l’avenir nous dira si les modifications apportées en 2015 amèneront de nouvelles polémiques comme ces deux dernières années, ou si les organisateurs vont enfin réussir à équilibrer les frictions entre vénérables anciens, et jeunes loups…
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