Même si vous ne suivez l’actualité BD et manga que d’une sage distance, vous n’avez probablement pas échappé au phénomène One Punch Man. Série déjà culte au Japon, elle a d’abord été publiée par son scénariste (ONE, personne ne semble connaître son identité réelle) sur internet. Atteignant près de 20 millions de visites, son blog BD a attiré l’attention de la Shueisha, le plus gros éditeur japonais, qui lui a proposé de relancer la série sous format physique (et avec l’aide non négligeable de l’un de ses meilleurs dessinateurs, Yusuke Murata, déjà auteur de Eye Shield 21). S’en est suivi un véritable conte de fées, avec un succès monstrueux, une adaptation animée de prestige (signée Madhouse, le studio à l’origine de X, Death Note ou encore La traversée du temps)… Ne manquait qu’une publication en occident, pour parachever la belle histoire. Petit souci, la Shueisha et ONE semblent gourmands, ou en tout cas protègent avec vigueur leur nouveau bijou : et alors que Kana, bientôt orphelin de son best-seller historique Naruto, ou Kaze, branche francophone de la Shueisha, semblaient les plus à même de récupérer la licence, c’est Kurokawa qui s’impose. Mais ça n’aura pas été sans y mettre les moyens : l’éditeur français, branche manga de Univers Poche (Pocket, Fleuve Noir), a bataillé ferme face à tous les autres mastodontes du marché (Kana et Kazé, donc, mais aussi Glénat ou Delcourt). Et une campagne de pub monumentale prend place, que ce soit sur le net, en affichage, en magazines… Du jamais vu pour un lancement de manga en France. Mais le succès est d’ores et déjà à la hauteur, avec une réimpression expresse au bout d’une semaine, et des ventes proprement hallucinantes (pour un éditeur qui avait déjà piloté le lancement de FullMetal Alchemist, seule série dont le démarrage peut être comparé à celui de OPM). Bon. Donc, ça se vend. Mais quand les critiques crient au génie, quand les ados se jettent sur le moindre exemplaire, quand les tomes 2 et 3, déjà parus en anglais, s’arrachent dans les linéaires de la FNAC de Lausanne (venez les réserver !), il faut bien se faire à l’idée qu’un phénomène est en cours, sous nos yeux ébahis, et il convient d’essayer de le décortiquer.
Saitama est un jeune homme normal, jusqu’à sa rencontre avec un monstre. Dans un monde très proche du nôtre, mais régulièrement assailli par des créatures malfaisantes, un destin attend les courageux : héros ! Saitama se souvient donc de cette envie d’enfant de devenir un héros, le plus puissant des héros, et après avoir gagné difficilement son premier combat, il disparaît pendant 3 années pour en revenir puissant, et chauve. Seul problème, lui qui aime les combats animés et les challenges bat désormais tous ses adversaires d’un seul coup de poing !
Comment tenir la barre d’une série dont le héros est, d’emblée, le plus puissant de tous ? ONE a semble-t-il accumulé toutes les difficultés possibles pour parvenir à un shônen qui retourne tous les codes et les moque. Ou plutôt, un shônen dans la grande tradition, avec ses combats, ses tournois/classements, ses montées en puissance, ses monstres incroyables. Un seul grain de sable fait dérailler tout le système : Saitama. Son design est quelconque, voire ridicule, il se fiche comme d’une guigne de la reconnaissance, blasé, il préfère glander devant sa télé, et quand il combat, il pulvérise littéralement tous ses ennemis, même en retenant ses coups… Le tout dans un univers débile et frappadingue, qui aligne les héros égotiques et les monstres ridicules.
Si le succès du blog de ONE était déjà énorme, mais limitait le potentiel de la série par un graphisme pour le moins austère, l’arrivée d’un dessinateur du calibre de Yusuke Murata fait exploser le projet. Car Murata, pour l’amateur de shônen qui dépote, c’est l’un des immenses noms de ces dernières années. Son travail sur Eye Shield 21 reste une gifle de tous les instants, et il a amené sa maestria dans une série qui n’en demandait pas tant. L’humour omniprésent et l’aspect barré de la série lui laisse cependant plus de marge de manœuvre, et il lâche plus son dessin, ne se forçant pas à aligner des pages aussi sophistiquées que sur E21. D’autant qu’il passe derrière les designs discutables de ONE (qui dessine lui-même son blog, et le niveau n’est pas le même), et que le sens du ridicule est fortement présent dans ces pages.
One Punch Man, sans aller jusqu’à crier au génie, est le premier exemple réussi – à ma connaissance – de post-shônen. Voire de meta-shônen. Car ici, ONE prend tous les clichés du nekketsu (le héros jeune et maladroit, qui apprend de ses erreurs dans la souffrance, combat des ennemis de plus en plus forts, jusqu’à tutoyer le sommet) et les retourne au seul avantage d’un héros je-m’en-foutiste. Car Saitama n’a pas l’égo d’un héros, il a la dégaine d’un ado mal déguisé, il a 25 ans, il est chauve, il se fiche de sauver le monde, il fait le héros comme d’autres collectionnent les timbres. Seulement voilà, il est plus puissant que tout être connu (et inconnu, voire venu d’ailleurs, comme on le découvrira dans les tomes suivants). OPM est juste un immense bonheur de lecture, dont la folie furieuse et la déconne augmentent page après page, volume après volume (déjà une dizaine de parus au Japon, à un rythme un peu erratique), et continue de surprendre le lecteur par la bonhomie d’auteurs qui ont le champ libre. Il convient donc, si le tome 1 a légèrement déçu ou désappointé, de ne pas s’y arrêter, car la suite est bien, bien meilleure ! Jubilatoire !
Notons avant de clore ce billet, le travail éditorial soigné de Kurokawa. Car acheter les droits d’une série, et la publier, ce n’est pas tout. Il faut aussi en faire parler (ça, c’est bon), soigner la traduction et la fabrication (ça aussi, merci Frédéric Malet), et pouvoir encaisser la demande (ça aussi, ça assure). Un sans faute, pour un lancement pharaonique qui aurait tétanisé pas mal de monde !
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