Si parfois, en parlant cinéma d’animation ou manga, on vous demande « et sinon, tu regardes de l’animation japonaise ? », vous serez nombreux à répondre par la négative. Et la seconde question fuse : « tu n’as jamais vu un film du studio Ghibli ? Mon voisin Totoro, Princesse Mononoké, Le voyage de Chihiro…? », on se surprend à connaître ces films, et pour beaucoup, à les apprécier. Par quel mystère Miyazaki et ses comparses Takahata et Suzuki ont-ils réussi l’exploit d’implanter quelques pans de culture japonaise dans l’imaginaire collectif occidental ? Tout a démarré avec Nausicaä…
Nausicaä est une princesse aimée de tous, et aide son père à gérer au mieux les besoins de la Vallée du vent. Elle qui aime indifféremment les humains et les animaux, ainsi que la nature plus largement (malgré les miasmes empoisonnés qui forcent tout un chacun à porter à longueur de temps un masque), fait preuve d’une bonté invariable, sans pour autant manquer de courage. La guerre qui fait rage dans les contrées voisines avait jusque là épargné la petite vallée, mais une suite d’incidents et de rencontres fortuites vont plonger la jeune fille, son pays et finalement tout le monde connu, dans un conflit qui scellera le sort de l’humanité…
[youtuber youtube=’http://www.youtube.com/watch?v=K7y0Ukey830′]
Quand Hayao Miyazaki a tenté, dès 1982, de financer Nausicaä sous forme de film d’animation, il n’avait qu’un seul long-métrage à son actif, le virevoltant Chateau de Cagliostro (adaptation flamboyante de Lupin III, alias Edgar de la Cambriole). Se lancer dans une pure création faisait peur à tous les producteurs, et seul Toshio Suzuki le soutint contre vents et marée. Il profita de son statut de rédacteur chez Animage (LE magazine de référence sur l’animation et les arts graphiques en général) pour imposer la publication d’une version manga du projet de son ami, qui dura près de 12 années, devint un classique absolu et permit enfin à Miyazaki de financer son film (qui, tout comme Akira de Otomo, sortit bien avant la fin du manga dont il était tiré). Son succès colossal dans les salles obscures nippones permettra ensuite aux deux larrons de créer le studio Ghibli, le reste est entré dans l’Histoire…
Nausicaä, le manga, est donc un travail de longue haleine, qui a requis de Miyazaki une forme d’abnégation qui force le respect : revenir sur sa planche à dessin, certes de façon épisodique, tout en conservant une idée précise de son projet, et le mener à bien de cette manière fut probablement l’un des aboutissements de son œuvre artistique. Car Miyazaki avait déjà, en 1982, une gamme de thématiques à aborder extrêmement marquée. L’écologie est ainsi resté un point central, majeur de son travail, dès Conan le fils du futur, mais prend tout son sens dans Nausicaä. La nature y est belle, hostile à l’homme, et semble atteindre une fin de cycle. Le personnage féminin fort et héroïque, sans pour autant perdre sa condition féminine, est aussi magistralement habité par Nausicaä, jeune fille pure et sans préjugés (elle appelle indifféremment un animal ou un humain un « enfant », s’il est encore jeune). Enfin, cette noirceur et cette violence qui vibrent dans de nombreuses séquences, et qui rappellent que Miyazaki est à la fois humaniste, mais aussi profondément pessimiste. Car l’humain n’est jamais aussi imaginatif et talentueux que lorsqu’il tente de détruire son prochain, et par ricochet, lui-même et toute son espèce. Nausicaä, dès les premières pages, est un condensé de ces obsessions. L’héroïne est attachante, souvent en décalage tant son innocence interpelle et remet les choses en perspective (ou au contraire aplanit tous les différends), et provoque une empathie chez le plus cynique des caractères (de nombreux personnages de « méchants » finissent par abandonner face à sa pugnacité et à la limpidité de ses convictions). Elle embarque des gens, des peuples et enfin l’humanité toute entière derrière elle, car elle finit par porter le destin de tout un chacun, sans avoir rien demandé. Le monde que conçoit Miyazaki est une forme post-apocalyptique de fantasy rurale, et met aux prises des dirigeants fous et corrompus, convaincus de leur toute-puissance et du bon droit de leur bellicosité. Cette tendance à la destruction à tout prix, sans chercher d’alternative, est récurrente. Elle devient une forme de spirale infernale, qui ne pourra être brisée que par l’innocence et la pureté, incarnée par nous-savons-qui… Enfin, car tout n’est pas noir ou tragique dans cette saga épique, les personnages secondaires attachants, intrépides et aux personnalités riches, sont pléthore. Si le point central de la série est une jeune fille, hommes et femmes sont aux premiers plans, et ne cèdent pas un pouce face à l’adversité. Les méchants n’en sont pas, même les pires fous furieux dévoilent peu à peu leur humanité, troquant haine et guerres incessantes contre un simple piano et quelques partitions, ou une course les fesses à l’air dans un champ de blé…
Et pour habiller ce monde à la fois beau et tragique, rongé par une gangrène générée par l’homme (ces fameux miasmes qui acidifient le sol et donnent naissance à des créatures gigantesques et insectoïdes), Miyazaki a sorti ses plus beaux crayons. Son trait rond et doux percute la dureté du propos, et l’apparente nonchalance du cadre est sans cesse contredite par la puissance évocatrice de chaque page. Miyazaki dessinateur est presque aussi fascinant que Miyazaki conteur, et c’est en fermant le dernier chapitre du dernier volume que l’on se prend à regretter que ce Miyazaki-là, celui signant dans la foulée Laputa, Mon voisin Totoro, Kiki la petite sorcière, Porco Rosso ou Princesse Mononoké, n’ait pas travaillé sur d’autres mangas. Son petit ouvrage sur Porco Rosso ne compte pas, et son très joli conte Le voyage de Shuna reste inédit par chez nous (une erreur tragique).
Nausicaä, manga fabuleux de plus de 1000 pages, reste l’œuvre majeure de Miyazaki, une somme de ses obsessions. S’il en a récupéré un bon nombre dans ses films ultérieurs (Princesse Mononoké, principalement), il a condensé son art dans ce monde vaste et habité, peuplé de héros plus grands que nature et pourtant si humains, et use de son talent pour faire œuvre de prévention : si l’Humanité continue à vouloir tout contrôler sauf ses propres pulsions, elle court à la perte, et entraînera sa planète avec elle…
Magistral.
Il est à noter le travail éditorial de Glénat, qui a refondu entièrement sa première édition (déjà de belle qualité) pour une seconde version plus verte : papier recyclé, encre recyclée, traduction de Yann Leguin affinée par Olivier Huet… Si la série subit souvent de petites ruptures de stock, elle est à l’heure où j’écris ces lignes entièrement disponible à la FNAC de Lausanne… Sept volumes qui vous feront réfléchir, vous toucheront, et finiront par vous embarquer dans ce que l’imaginaire à de meilleur. Et si vous pensez connaître Nausicaä, car vous avez vu le film, détrompez-vous. Miyazaki développe en 1000 pages bien plus de profondeur qu’en 140 minutes ! Goûtez-y !
Laisser un commentaire