Connaissez-vous le métier de journaliste, qui consiste à rechercherr, vérifie et écrire puis distribuer des informations ?
Connaissez-vous le métier de reporter, qui consiste au même travail que son confrère mais en en se déplaçant sur les lieux mêmes des faits ?
Connaissez-vous le métier de photojournaliste, qui consiste à illustrer son travail de recherche par des photos ?
Connaissez-vous le métier de dessinateur de presse, qui consiste à illustrer l’actualité par des dessins invitant à la réflexion ou à la critique politique ou sociale ?
Connaissez-vous Joe Sacco ?
Joe Sacco est un journaliste américain, né dans les années 60, qui a traité l’actualité comme jamais cela n’avait été fait auparavant: en bande-dessinée.
Si Joe Sacco publie ses reportages depuis les années 90, je ne l’ai découvert qu’en 2020, à la sortie de son dernier né : Payer la Terre. Cet album a tout de suite attiré mon attention dans la pile de nouveautés de janvier. Le graphisme de sa couverture a agi comme un aimant : d’une précision folle, elle vous pousse à ouvrir l’ouvrage pour plonger dans un univers noir blanc minutieux, maitrisé et porteur de profondes émotions. Publié chez Futuropolis, merveilleuse maison d’Editions qui privilégie depuis toujours la création des auteurs, cet album est coédité avec XXI, excellentissime revue d’informations. Pour moi, deux grands gages de qualité.
C’est pendant ma semaine de vacances, cachée dans les montagnes valaisannes, devant le feu de cheminée d’un petit chalet, que j’ai fait connaissance avec Joe Sacco. Mon amoureux, photographe passionné (et talentueux) m’est tombé dessus d’un : « Quoi ? Joe Sacco ? Un nouvel album ? » Un peu surprise par tant de réjouissance, j’ai partagé ma lecture et, si j’avais déjà saisi la qualité de l’ouvrage, j’ai réalisé avoir entre les mains un morceau d’Histoire. Mon amoureux à une haute estime de mes connaissances, il pense même ne rien pouvoir m’apprendre (ce qui est totalement faux) et là, il n’en revenait pas que Joe Sacco Grand Maitre devant l’Éternel de la BD Reportage, me soit inconnu. Nous avons donc passé la soirée à refaire le monde au travers de l’artiste, mon compagnon partageant ses émotions et son savoir autour du journaliste. Au retour de vacances, j’ai commandé toutes les publications de Joe Sacco et mon année 2020 fut jalonnée de ces découvertes.
But I like it
Confinement oblige, c’est avec un enooooooorme sac de livres empruntés que j’ai quitté le travail. Dans ce gros sac, l’ultime album de Joe Sacco pas encore lu : But I like it. (Le Rock et moi) Je commencerai mon article par celui-ci, parce qu’il est le plus intime de l’auteur et qu’il n’est absolument pas représentatif de toute sa carrière. Cet ouvrage respecte parfaitement la sainte trinité du rock : sex,drogues et rock’n’roll. Peu de gens connaissent son amour de la musique ou sa carrière de roadie ou d’illustrateur rock. Ici sont compilés reportages, affiches, pochettes de disques et BD, à lire en écoutant de la musique très fort ! Si possible du bon gros Grunge, du Blues ou clairement les Stones !
Si vous étiez à Paris le 1er juin 1989, au New Morning pour le concert des Miracle Workers, vous avez pu croiser Joe Sacco, voire même lui acheter un tee-shirt. Si non, vous pourrez découvrir le reportage de la tournée et l’exploitation salariale dont à été victime Joe. Si vous ne connaissez pas les Miracle Workers, vous pourrez vous régaler de la préface rédigée avec passion par le leader Gerry Mohr. Si vous avez vécu en Suisse ou à Berlin sans les année 90, vous avez certainement vu les affiches de concerts ou pochettes de disques que Joe Sacco a réalisé à cette période. Si ce n’est pas le cas, vous allez pouvoir vous rattraper en les découvrant ici, toutes légendées délicieusement par l’auteur. Divisé en 4 faces, comme un double album vinyle, But I like it alterne reportages, BD humoristiques, illustrations et vous plonge dans le monde du rock, ses stars vieillissantes, ses chanteurs engagés, ses groupies et ses roadies. En plus des dessins de qualité, vous pourrez découvrir l’humour caustique de Joe Sacco, son autodérision et son grand amour : The Rolling Stones.
Je suis totalement fan de cet album, parce qu’il touche la vieille punk en moi et que le graphisme particulier de Joe est parfait! Une compilation de son travail, de ses pensées et une mise en lumière des désillusions que le Rock peut (doit) engendrer!
Reportages
Si Joe Sacco créé des livres documentaires, il travaille aussi pour la presse internationale. Revenons donc au Joe Sacco journaliste avec Reportages, premier recueil de ses différents articles et qui prouve, par son contenu exceptionnel, que l’artiste et le reporter se complètent, se nourrissent l’un de l’autre. En expliquant ses méthodes d’investigation, l’auteur répond à ceux qui contestent la légitimité du reportage journalistique en bande dessinée. Pour ses détracteurs, le dessin est, par essence subjectif et donc interprétatif. Il ne peut pas être objectif comme se doit de l’être le journalisme. Joe Sacco explique toute la conception de son métier, de son éthique intellectuelle, de ses choix graphiques et les récits dessinés qui suivent la théorie, prouvent définitivement son professionnalisme. En est le parfait exemple, le reportage auprès des immigrés clandestins débarquant sur l’île de Malte, lieu de naissance de l’auteur. Même si ses sympathies vont aux Indésirables, il exprime parfaitement les peurs et appréhensions des Maltais face à ces débarqués. Parce que Joe Sacco aime les personnes simples, il leur laisse longtemps la parole, nous permettant ainsi de comprendre l’indicible, l’intime et toucher du doigt les complexités d’un conflit. S’en suivent des récits en Irak, auprès des soldats Américains et Irakiens, en Palestine, au tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de la Haye au procès d’un docteur Serbe accusé de génocide, ou encore en Inde pour rendre compte de l’extrême pauvreté des dalits « les Intouchables » et en Ingouchie dans un bouleversant témoignage sur la condition des femmes tchétchènes réfugiées.
Reportages est plus qu’une bande dessinée; c’est de la géopolitique et un reflet de notre monde après la première décennie du XXIe siècle…
De Palestine à Gaza 1956
D’abord paru en deux tomes, Palestine : une nation occupée et Palestine : dans la bande de Gaza l’ouvrage est maintenant disponible en intégral. Ce sont ces reportages qui ont mis en lumière le travail de Joe Sacco. C’est peut-être par là qu’il faut commencer. J’ai fait tout à l’envers.
Palestine
En 1992, le journaliste part pour la Palestine et Israël afin de comprendre un conflit qu’il estime traité de façon trop partisane par ses collègues aux États-Unis. De ses rencontres dans les camps de réfugiés et les territoires occupés, il tirera un livre majeur, bouleversant et historique. Si le milieu bédéphile applaudit son travail, sa rigueur professionnelle lui vaudra surtout la reconnaissance et l’admiration des journalistes. Palestine marquera l’acte de naissance du journalisme en bande dessinée. C’est un témoignage humain et un document de première importance sur le conflit israélo-palestinien qui, près de 30ans plus tard, n’a pas perdu une once de sa pertinence et de sa force. Un regard peu commun sur le conflit Israélo-palestinien lors de la première intifada en 1991 et après les accords de paix d’Oslo pour la création de l’Autorité nationale palestinienne.
Gaza 1956. En marge de l’histoire
C’est lors d’un reportage en 2001, que le journaliste tombe sur une note dans un rapport de l’ONU qui fait mention de 275 Palestiniens tués dans la ville de Khan Younis, le 3 novembre 1956. Difficile à croire, alors entre novembre 2002 et mai 2003, il se rend à trois reprises sur le terrain, afin d’établir la véracité de cette tragédie, à la recherche de traces du massacre. Gaza 1956 est une somme de plus de 400 pages qu’il mettra six ans à rédiger. Mêlant passé et présent, l’ouvrage expose la situation dans la Bande de Gaza en 2003 ainsi que l’enquête de Joe Sacco pour retrouver les témoins des massacre de 1956. Ces témoins eux, vous emmènent cette année là, avec leurs explications mises en image par le journaliste. Pour son enquête, Joe Sacco a interrogé des Palestiniens ainsi que des militaires et des historiens israéliens Son œuvre est une charge explosive où Sacco poursuit son engagement courageux, rigoureux et nécessaire. Sorte de suite à Palestine, Gaza 1956 Joe Sacco dira de ce reportage qu’il représente une rupture avec le regard « naïf et désinvolte » du premier volet.
Si le dessin de Joe Sacco est soucieux de détails évocateurs et sert parfaitement le propos, son autre atout est de douter, toujours. Cette capacité à changer d’avis si nécessaire, renforce ses récits. Le temps, indispensable à la réalisation des planches, joue également un rôle significatif quant à la qualité de l’œuvre. L’immédiateté n’a pas lieu d’être, impossible de délivrer les ressentis, à chaud, sans recul. Même si les émotions y sont parfaitement capturées, il y a une profondeur, une réflexion intense dans chacune des cases délivrée. Aucune n’est là par hasard.
Palestine et Gaza 1956 sont des œuvres historiques rares et poignantes, une travail de mémoire indispensable et précieux.
Une trilogie en ex-Yougoslavie
En 1995, Sacco part pour l’ex-Yougoslavie, notamment en Bosnie-Herzégovine à Sarajevo. De cette expérience il tirera Soba, Goražde et The Fixer.
Soba, réédité ensuite sous Derniers jours de guerre part à la rencontre de la guerre civile dans ce qui est encore la Yougoslavie et d’un artiste de 27 ans, Soba. Il devait exposer ses œuvres en Italie, il a choisi de rester et de se battre. A travers lui on rencontre une jeunesse engagée dans le conflit et qui tente d’y survivre. Déjà cinq ans que dure les atrocités des combats et le portrait de l’artiste-poseur de mines, dépeint violemment les traumatismes que la population traverse. Le quotidien de la guerre, c’est savoir que demain on peut mourir, demain ou dans une heure… La réédition de Soba est augmentée d’un second récit : Noël avec Karadzic. Joe Sacco et une équipe de journalistes rencontrent le tristement célèbre boucher des Balkans. La communauté internationale le poursuit pour crimes de guerre mais n’arrive pas à le trouver. Eux, ont rendez-vous pour le Noël orthodoxe de 1996… Si les cessez-le-feu ont été annoncé, la paix est encore fragile et le danger de ce périple est palpable, bien réel, à chaque case…
Goražde est d’abord paru en deux tomes et c’est un intégrale qui vous est proposé aujourd’hui. Avec le recul nécessaire du temps et du dessin, Joe Sacco témoigne de la situation en ex-Yougolsavie où il s’est rendu plusieurs fois depuis 1995. Goražde est une des trois enclaves musulmanes de Bosnie déclarées « zones de sécurité » par l’ONU pendant la guerre. Alors que Srebrenica et Žepa sont tombées sous les attaques de l’ennemi, cette parcelle de terrain, entourée de territoires majoritairement serbes, est la seule à avoir survécu. Une ville qui n’est reliée au monde que par une route, protégée par les Casques Bleus, fragile chemin qui apporte, occasionnellement, des vivres. Mêlant témoignages des survivants et faits historiques, cet album aborde de manière claire et didactique ce conflit. Je vous l’accorde, Joe Sacco ne présente qu’un point de vue ; les Serbes ont tout, sauf le beau rôle. Malgré tout, ce récit met le doigt sur les manquements de la politique internationale et les atrocités qui s’y sont déroulées. Les témoignages de ce nettoyage ethnique sont puissants et leur mise en noire blanc y apporte une légère pudeur, bien que certaines planches restent insoutenables…
The Fixer
Lors de son premier voyage à Sarajevo, Joe Sacco rencontre un jeune serbo-bosniaque:Neven. Neven deviendra son Fixer : guide-interprète-chauffeur-négociateur, l’auxiliaire indispensable du journaliste de terrain. Entre eux s’établit bientôt une relation intense, faite d’amitié sincère et de longs monologues où Neven livre au reporter sa vérité sur une guerre qui va bientôt s’achever. The Fixer est avant tout un livre sur Neven et sur sa vision du monde : ses contrevérités et ses omissions sont le point de départ d’une analyse des réactions de la société bosniaque face aux traumatismes de la guerre et, plus encore, face à l’après-guerre qui se prépare. Joe Sacco ajoute ainsi une dimension supplémentaire à son remarquable travail d’investigation sur la guerre en ex-Yougoslavie et achève ainsi sa trilogie balkanique.
Payer la Terre
Territoires du Nord-Ouest au Canada, une région grande comme la France et l’Espagne réunis, mais peuplé de seulement 45 000 habitants. C’est là, juste au dessous de l’Arctique que vivent les Denes. Après 10 ans d’absence, Joe Sacco revient à la BD documentaire pour nous raconter l’histoire de ce peuple, ses traditions, restées intactes pour certaines et les premières rencontres avec les Anglais. Pendant longtemps, grâce à des terre peu propices à l’exploitation agricole les peuples indigènes du Grand Nord restèrent livrés à eux-mêmes ; les colons ne trouvant pas d’intérêt à l’envahissement. Sauf qu’un jour on y trouve de l’or et du pétrole…
Les autorités canadiennes s’approprient alors le territoire, non plus par les massacres de l’époque mais de façon tout aussi efficace : par des traités… Administratif, méthodique, clinique, redoutablement efficace… C’est pour la revue XXI que Joe Sacco part rencontrer les Denes la première fois, en 2015. Après avoir livré son article, il y retourne pour creuser son enquête et nous livre Payer la Terre, témoignage vibrant d’une exploitation humaine, d’un effacement culturel et de la folies des hommes. Les autorités incitent les peuples autochtones à céder leurs terres « en échange de la promesse d’une annuité de quelques dollars, d’une poignée d’outils et de médailles pour ceux qui se disaient leurs chefs« . Chaque communauté se voit proposer différentes alliances, les divisant ainsi pour mieux régner. les témoignages rendent compte de la spoliation de ces peuples premiers. Sédentarisation, interdiction de la langue d’origine, apport d’aides sociales pour créer la dépendance financière, modernisation d’un peuple aux traditions ancestrales, déportation des enfants pour leur donner une éducation « civilisée ». Ces enfants sont envoyés dans des pensionnats, où on leur donne des numéros, on les bat, on les viole, au nom d’une éducation pour « acquérir les habitudes et les modes de pensée des hommes blancs » comme le disait si bien John McDonald, premier ministre canadien de l’époque.
J’ai rencontré l’univers de Joe Sacco par cet album. le journaliste a vieilli, moi aussi. Les indignations et les révoltes de la jeunesse ont fait place à des remises en question, des introspections et des prises de positions plus réalistes. Joe soulève beaucoup de questions dans Payer la Terre, sans forcement y répondre. « Ma principale interrogation, porte sur mon espèce, sur nous. Quelle est la vision du monde d’un peuple qui ne murmure ni remerciements ni prières, qui extrait tout ce qu’il veut de la terre, et paie ses dettes avec de l’arsenic ? » Au lecteur de faire son cheminement, de se confronter et faire ses choix. Et à la jeune génération autochtone d’agir. Parce qu’en plus d’avoir anéanti des siècles de cultures, les autorités ont crée un massacre écologique : chasse en nombre, déforestation, extraction de l’or, des métaux, des diamants puis des gaz de schiste par la fracturation hydraulique et sa pollution. Payer la Terre est un témoignage capital, un hymne à la nature et à l’humanisme !
Si Joe Sacco a encore publié d’autres ouvrages, tous de qualité, je termine cet article par un projet de fou: La Grande Guerre. ARTE Editions et Futuropolis coéditent un livre-objet, une fresque dessinée par l’auteur, représentant les premières 24 heures de la bataille de la Somme, bataille la plus sanglante de la Grande Guerre, avec près de 20 000 morts dès le premier jour. Un livre accordéon de 54 pages présentant une fresque de 7 mètres de long… Ce panorama dessiné est reproduit, en 2016, le long du tapis roulant de la station de métro Montparnasse pour 130 mètres d’un voyage graphique époustouflante et est toujours visible au musée de Theipval
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