Quand un auteur de la trempe de Matthieu Bonhomme signe un hommage, ça ne peut pas être un simple pastiche. Car outre avoir œuvré sur des séries écrites par d’autres (Le marquis d’Anaon, avec le grand Fabien Vehlmann, Messire Guillaume, avec le tout aussi talentueux Gwen de Bonneval, et plus récemment Omni-Visibilis et Texas Cowboys avec l’omniprésent Lewis Trondheim), il a aussi signé des créations en auteur complet qui ont mis tout le monde d’accord, de l’étrange Âge de raison au splendide Esteban. Et maintenant, cet Homme qui tua Lucky Luke…
Lucky Luke est une légende de l’Ouest, c’est avéré. Son arrivée dans le petit bourg de Froggy Town est un évènement, et excite la curiosité de la population. Certains souhaiteraient même utiliser la réputation du tireur le plus rapide de l’Ouest pour parfaire la leur, quitte à le provoquer en duel. Mais lorsqu’un vol terrible est commis, concernant la fortune accumulée par les chercheurs d’or de la région, et a coûté la vie à un homme, notre héros favori ne peut s’empêcher d’aller y voir de plus près…
Concevoir un hommage mature à une série tout public est un challenge délicat, surtout pour une icône telle que celle-ci. Quand Morris a donné d’emblée un ton décalé et cartoonesque à sa série, Bonhomme en fait une épopée héroïque et légèrement désabusée, habitée de la nonchalance apparente d’un héros sûr de sa compétence. Et quand les dialogues de Goscinny ciselèrent un univers savoureux, Bonhomme joue plus sur les non-dits et les phrases-choc orientées western-spaghetti. L’histoire rappelle par moment la classe du Train sifflera trois fois, et son Gary Cooper abandonné de tous mais pas moins déterminé. Luke se retrouve souvent démuni, confronté à la lâcheté et la bêtise de ses adversaires, qui vont jusqu’à subtiliser ses colts chéris, et enlever son fidèle Jolly Jumper ! Sans verser dans le tragique ni omettre l’humour qui sied à un tel personnage (un running-gag joue de son envie de fumer), l’auteur tord ici quelques codes, ou plutôt rajoute une surcouche de méta à un univers pourtant connu par cœur des lecteurs.
Et si le pastiche est plaisant de par son histoire, il s’impose visuellement au fil de planches toutes plus réussies les unes que les autres. Le western est définitivement en pleine bourre, ces derniers mois, grâce à des auteurs passionnés du genre : entre Ralph Meyer et son Undertaker, Frederik Peeters et son Odeur des garçons affamés (dont je risque de vous reparler bientôt), ou encore Brüno et son Tyler Cross, tous les sous-genres d’un monde gentiment ringardisé au cinéma ou en littérature trouvent une seconde jeunesse dans le 9ème art. Bonhomme amène sa patte, fusion jubilatoire et maîtrisée de ligne claire et de graphisme moderne, et pousse l’hommage jusque dans les couleurs. Car les spécialistes le savent : Morris ne voulait pas subir les outrages des impressions parfois désastreuses du journal Spirou (les rotatives des années 50 à 70 n’étaient pas des modèles de précision, et le rendu des couleurs faisaient s’arracher les cheveux aux plus exigeants), et choisissait donc des couleurs précises, dans l’idée d’un rendu aussi lisible et efficace que possible, jusqu’à une épure formelle qui surprend aujourd’hui encore. Car Morris fut le chantre de l’efficacité : pas de fioriture, ses cases ressemblent souvent à des photos de pièces de théâtre, avec le sol apparent et les personnages à 90° du lecteur. Les codes graphiques étaient usés à l’infini une fois qu’ils étaient connus du lecteur, et chaque petite modification était mûrement réfléchie. Bonhomme retrouve cette efficacité, en mettant de côté son caractéristique rendu crayonné (utilisé notamment dans Messire Guillaume et Esteban), et en allant vers un encrage fluide, et surtout des couleurs tranchées, vives et bien choisies. Si l’impression est désormais contrôlable sans problème, cette esthétique brute est un baume au cœur, à l’heure des pages saturées de couleurs informatiques, jusqu’à en devenir illisibles.
Bonhomme réussit un exploit qui fait le régal des amateurs, mais aussi des lecteurs occasionnels : réunir sur un même album les clins d’œil à une icône, et signer un vrai bon western à l’ancienne, sans forfanterie ni prétention. Lucky Comics, pour les 75 ans du personnage, ne pouvait guère mieux lancer la collection de Lucky Luke vu par… Un classique instantané !
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