Quand on voit cet objet étonnant, sombre, à la fabrication soignée, on se doute un peu que l’écrin n’est pas de cette qualité par hasard. Et puis on aperçoit le titre, le sous-titre (« Robert Johnson, 1911-1938 »), le nom du dessinateur, et là, OK, on le lit, parce qu’on n’a plus le choix.
Mezzo, c’est 50% du duo de Mezzo & Pirus, qui nous a offert l’incroyable, le Burnsien Roi des mouches, triptyque crépusculaire dénonçant avec maestria la folie des médias (réédité en cette fin d’année dans une édition de prestige), ou des Désarmés, diptyque déjà sombre et déglingué, assumant les influences de la BD underground américaine. Il traine ses guêtres dans le petit monde de la BD indé depuis maintenant 20 ans, et s’est doucement fait un nom, synonyme d’exigence, d’une certaine lenteur, mais surtout d’une méticulosité rare.
Jean-Michel Dupont, de son côté, est un spécialiste reconnu du blues, ancien journaliste musical, et vient sur la pointe des pieds dans le petit monde de la BD. Il a ainsi déjà signé Les nuits assassines, sous pseudonyme, et travaille sur Les gueules rouges, avec Eddy Vaccaro au dessin.
Et voici donc Love in Vain, résultat de la fascination que provoque Robert Johnson, ce guitariste et chanteur de blues qui fit date, et dont les enregistrements font montre d’un doigté étonnamment moderne. Référence pour des groupes comme les Rolling Stones ou les White Stripes, ancêtre emblématique du rock moderne, les légendes qui courent à son sujet ont eu tôt fait de le starifier : il est mort à 27 ans, inaugurant le fameux club des 27 (ces rockeurs/musiciens morts à 27 ans : Kurt Cobain, Janis Joplin, Brian Jones, Jimi Hendrix, Amy Winehouse, Jim Morrison…), il prétendait avoir échangé son âme au diable contre son talent de guitariste, il serait mort empoisonné par un mari jaloux, il jouait dos au public pour qu’on ne lui vole pas sa technique, malgré sa vie de hobo, il était toujours tiré à quatre épingles… Cet ouvrage rend son humanité à un mythe, et remet pas mal de choses en perspective. S’il disait avoir vendu son âme au malin, c’est qu’après des débuts franchement médiocres à la guitare, il a disparu de nombreux mois, et est revenu avec une dextérité inattendue. Qu’a-t-il fait pendant sa disparition, si ce n’est travailler sans relâche ? Et de tous les musiciens de sa génération, nombreux sont ceux qui prétendaient avoir échangé leur âme contre un talent musical… Leur grand tort ? Ne pas avoir laissé d’enregistrements à la postérité. Ce n’est qu’un élément abordé, parmi tant d’autres, mais tout ceci participe d’une relecture, une forme de réhabilitation d’un personnage mis sous cloche, mais terriblement humain : alcoolique, joueur, coureur de jupons, il se voulait athée, se fichait comme d’une guigne d’avoir une femme, si ce n’est pour profiter de ses câlins et se faire choyer, et quelque soit son succès dans les grandes métropoles du nord, il redescendait dans le sud, vers la misère, toujours…
Mezzo est ici à son aise, évidemment. De son trait noir et précis, il inspecte chaque recoin de la planche, la sculpte, lui donne forme, jusqu’à l’obsession. La mise en page se veut posée, ne cherche jamais de dynamique narrative, de découpage séquentiel, et accompagne comme une série d’illustrations luxueuses les textes ciselés par Dupont, et narrés par… Eh bien, vous le savez, non ? Ou plutôt, vous le saurez, en lisant ce drôle de livre…
Un régal, donc, sur un sujet décidément bien traité en BD, après Crumb et Duchazeau.
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