Zeina Abirached est déjà connue des amateurs de BD indépendante, notamment pour son très beau Jeu des hirondelles, chez Cambourakis. Comme souvent, lorsqu’un auteur se fait connaître au sein d’une petite structure éditoriale, les grandes maisons sont tentées de récupérer le bébé… C’est le cas ici, avec ce Piano oriental, publié chez Casterman.
Abdallah Kamanja est un doux rêveur. Musicien talentueux, il est néanmoins obligé de composer avec un quotidien parfois ennuyeux (son travail de copiste ne le passionne guère), et la frustration de ne pouvoir jouer les musiques qu’il imagine sur son piano. En effet, cet instrument typiquement occidental ne comporte pas de quarts de tons, et rend donc difficile le jeu de toute musique orientale. Après des années de bricolage, de tâtonnements, la révélation : il invente son propre piano oriental, capable de passer de demis en quarts de tons d’une simple pédale. S’ensuit un voyage en Europe, pour convaincre un célèbre fabricant de pianos de produire en série cette révolution…
Abirached a trouvé en cette drôle d’histoire un écho tout particulier à sa propre existence, qu’elle décrit par petites touches au fil du livre. Ayant quitté le Liban pour la France à l’aube de ses vingt ans, elle a toujours du mal à appréhender ce mélange culturel : baignant dans un mélange verbal français/arabe, elle découvre les subtilités de tons, ces petites nuances qui lui semblent évidentes mais que personne ne perçoit, ou au contraire ces « codes » qui ne lui évoquent rien. D’où cette recherche, constante, d’un pont entre les cultures orientale et occidentale. Kamanja est donc un créateur de pont, pour une raison égoïste, de prime abord (il veut jouer sa propre musique dans toute la gamme souhaitée), mais rapidement avec cette ambition de toucher un large public (ses démarches pour construire son piano en série l’amèneront en Europe, et à rencontrer de nombreux musiciens libanais).
Esthétiquement, difficile de classer le travail d’Abirached : évidemment comparée à Satrapi, l’auteure de Persepolis, cette parenté est pourtant bien discutable. Alliant un grand sens de l’épure à un travail de mise en page qui brise le cadre traditionnel du fameux gaufrier en BD (cet ensemble de cases bien cernées qui, vues de loin, peuvent faire penser à un gaufrier), ses livres ont une rythmique particulière, et un dessin proche de la symbolique et du pur graphisme. Chaque page pourrait se limiter à quelques signes, quelques traits, tant l’économie du dessin est impeccable : pas d’esbroufe, juste l’essentiel.
Mais ce choix, qui atteint ici des sommets d’efficience, sert à merveille une œuvre qui ne pourrait décemment pas se reproduire sous d’autres formes. Le mélange du texte et de l’image, le rythme de lecture induit par la mise en page souvent étonnante, cette poésie souvent drôle et toujours touchante, nous nous trouvons ici face à un livre majeur, qui doit être découvert sans plus attendre. Le piano oriental, c’est LE livre de la rentrée, un roman graphique fascinant mais facile d’accès, pour lequel Casterman a mis les petits plats dans les grands (la fabrication, la qualité du papier, cette splendide double-page qui se déplie, rien n’est laissé au hasard). Un classique instantané !
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