Gunslinger Girl est une série atypique. Découverte en occident par le biais de sa superbe adaptation animée, elle a mis plusieurs années à être publiée par Asuka, puis Kazé, et sa publication a duré près de 8 années pour 15 volumes. Un rythme lent, donc, qui permet de voir évoluer son auteur, percer de nouvelles thématiques, et d’amener avec douceur cette histoire de prime abord déjantée vers une authentique tragédie…
(Cette chronique couvrant la totalité de la série, elle contient quelques éléments susceptibles d’être considérés comme des spoilers par les pointilleux. Attention, donc !)
En proie à un terrorisme intérieur particulièrement virulent, le gouvernement italien met en place, dans la plus parfaite opacité, le projet dit « Bureau d’Aide Sociale ». Engageant des agents gouvernementaux d’élite qui ont eu maille à partir avec les activistes qui mettent le pays à feu et à sang, cette officine leur donne la charge d’un jeune cyborg féminin, version musclée et sans souvenirs de jeunes filles fracassées par la vie, et abandonnées par leurs proches. Chaque adulte homme a donc la responsabilité d’une jeune fille au potentiel destructeur inouï, et devra composer avec les ordres, la vie de ces préadolescentes pas comme les autres, et les missions à la dangerosité croissante…
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Partant de quelques fratelli (fratries, couple d’un adulte et d’une cyborg), l’auteur élargit peu à peu le champ, se mesurant à la géopolitique, à la tragédie grecque, aux pures séquences d’action, et à la psychanalyse la plus fine. Si le concept de base paraît improbable – et il l’est pour sûr, son développement et la qualité de ses incarnations font de Gunslinger Girl l’un des thrillers les plus brillants, les plus touchants et les plus impitoyables qui soit. Loin de la méthodologie parfois glaçante d’un Urasawa, mais pas non plus dans la brutalité cinglante d’un Black Lagoon, Yu Aida réussit un mélange d’une efficacité narrative redoutable, et emmène ses lecteurs vers une profondeur humaine inattendue. Les premiers tomes, romanesques et mélancoliques, laissent place par la suite aux premiers grands frissons, entre les morts brutales, les trahisons et les premières vrilles des cyborgs et de leurs grands frères. De la même manière, si les assassins ennemis ont un comportement souvent crapuleux, les membres du Bureau utilisent des méthodes tout aussi douteuses. La politique et les portraits peu flatteurs des gouvernants et des terroristes jaillissent aussi de manière sporadiques, et laissent l’impression d’un monde vaste et inconnu, dont nous ne faisons qu’effleurer la surface. Ce type de richesse est un trésor rarement exploité par les auteurs, notamment de manga, qui ont tendance à faire le tour de leur sujet jusqu’à l’épuiser.
L’évolution narrative de Yu Aida va de pair avec son graphisme. Rond et délicat dans les premiers tomes (l’auteur n’avait alors que 25 ans), il se densifie ensuite, devenant plus anguleux, plus sec, plus brutal, mais aussi bien plus efficace dans les séquences spectaculaires. Il n’oublie cependant jamais ses protagonistes, tous reconnaissables du premier coup d’œil, et leur conserve cette beauté, cette grâce, qui sont propres aux personnages que l’on ne peut s’empêcher d’apprécier, quels que soient leurs choix et leur conduite. De ces petites filles amoureuses malgré elle (leur conditionnement les pousse à « aimer » leur tuteur, à leur insu) à ces adultes sclérosés de haine et de névroses, dont nous découvrons peu à peu l’histoire, toujours marquée par la mort et la perte… Certains duos sont plus faciles que d’autres, plus romantiques (au sens strict), mais leur destin sera toujours tragique. Les cyborgs ont en effet une durée de vie évaluée à 5 années, dans le meilleur des cas, ceci étant dû à la lourdeur des traitements médicaux et la violence des opérations chirurgicales répétées…
Gunslinger Girl est une métaphore de bien des choses de la vie : la perte d’un être cher, la haine de l’autre, la peur de grandir / vieillir / mourir, la manipulation de ceux que l’on est supposé protéger… Rien ne nous est épargné, dans une saga belle mais sans concession. Tout espoir n’est cependant pas perdu, par la grâce d’un épilogue d’une beauté époustouflante…
Un authentique chef d’œuvre, d’une poésie aussi envoutante que vénéneuse, mené avec un brio étouffant de sincérité.
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