Décédée le 5 août 2019 à 88 ans, l’autrice américaine est la première femme Noire à recevoir le Prix Nobel de Littérature.
Résumer Toni Morrison à son Prix Nobel de littérature et à ses romans m’est impossible. Parce qu’en plus d’être une romancière de talent, elle est une femme engagée, une éditrice, une enseignante, une critique et une dénicheuse de talents.
Tout est lié en elle. Elle écrit comme elle enseigne, comme elle raisonne, comme elle transmet. Pour elle, aucune des professions de la littérature ne peut être fragmentées, elles forment un tout et c’est certainement ce qui font de ses écrits des ouvrages profonds et universels.
Toni Morrison n’a pas inventé la littérature Noire mais elle a ouvert beaucoup de porte et lui a apporté une visibilité. Par le succès de ses romans certes mais surtout par son travail d’éditrice. Soucieuse de la qualité de plume qu’elle souhaitait publier, elle l’est tout autant sur la question d’une visibilité dont les éditeurs de l’époque ne se soucient guère. Les succès, tant public que critique, de The Black Book et de Contemporary African Literature prouveront qu’elle avait raison.
C’est en lisant Playing in the Dark, compilation des ses conférences, qu’on peut mesurer toute l’étendue de ses analyses. Toni Morrison apporte un éclairage nouveau et très personnel sur la fiction américaine et, plus généralement, sur la manière dont s’est constituée l’identité Blanche américaine au fil de l’histoire littéraire, et donc parallèlement la représentation de l’identité Noire vue par cette dernière. C’est également un bel outil pour aborder ses romans. Parce que ces derniers justement ne sont pas uniquement fabuleux et poignants, ils sont également des fenêtres sociologiques sur l’Histoire Noire. Comme je ne suis ni historienne, ni sociologue, laissez-moi vous présenter les livres de Toni Morrison par le côté émotionnel qu’ils recèlent.
La trilogie Afro-américaine
Beloved – Jazz – Paradis
Cette trilogie commencée en 1987 avec Beloved, pour lequel elle reçoit le Prix Pulitzer, l’autrice retrace l’histoire noire américaine sous l’angle de l’amour.
Avec Beloved, elle nous emmène dans la violence des champs de coton. Inspiré d’un fait divers survenu en 1856, Beloved exhume l’horreur et la folie d’un passé douloureux. Sethe est une ancienne esclave qui, au nom de l’amour et de la liberté, a tué l’enfant qu’elle chérissait pour ne pas la voir vivre l’expérience avilissante de la servitude. Quelques années plus tard, le fantôme de Beloved, la petite fille disparue, revient douloureusement hanter sa mère coupable. Loin de tous les clichés, Toni Morrison ranime la mémoire, exorcise le passé et transcende la douleur des opprimés.
En 1992 elle écrit Jazz. L’histoire se situe en 1926, le cœur d’Harlem est en pleine ébullition. Le Jazz Age incarne la liberté d’une nouvelle génération de Noirs américains et sème sur la ville un air de folie. Joe, en proie au délire, assassine sa jeune maîtresse devant sa femme. Dans un accès de rage, celle-ci se jette à son tour sur la défunte pour lui taillader le visage. Bouleversé par sa propre violence, le couple va chercher dans son passé les traces de son présent ravagé. De l’esclavage à l’exil, Jazz fait entendre la voix exsangue d’un démon intérieur nourri par l’oppression.
Si Beloved a été un succès indéniable, ce second opus l’est tout autant. Le public et la critique salue le talent de Toni Morrison qui reçoit l’année suivante le Prix Nobel de Littérature.
En 1998, Toni Morrison vient clore sa trilogie avec Paradis. Dans les années cinquante en Oklahoma, neuf familles descendantes d’esclaves, à la peau noir anthracite, ont fondé une ville, Ruby, à l’écart du monde et particulièrement des Blancs. Vingt-cinq ans plus tard, ses 650 habitants vivent en cercle fermé, sous l’autorité des Pères fondateurs qui imposent une loi puritaine. Le Paradis ? On pourrait le croire, mais l’enfer n’est pas loin. Armés des meilleures intentions du monde, les habitants de la ville vont anéantir leur éden, sans la moindre aide extérieure.
Cette fois la critique n’est pas au rendez-vous. Le livre reçoit un accueil mitigé alors que l’autrice signe ici un des ses romans les plus aboutis et certainement les plus libres. Fâchée par les reproches qu’on colle à son roman : conte au réalisme magique, trop direct, trop moderne, moins bon que le dernier, Toni Morrison dira « Serai-je autorisée, enfin, à écrire sur des Noirs sans avoir à dire qu’ils sont Noirs, comme les Blancs écrivent sur les Blancs? Celui-ci est le meilleur, parce qu’il propose la vision la plus réaliste des Noirs américains.»
C’est l’amour qui relie ces trois romans, L’amour maternel dans Beloved, l’amour romantique dans Jazz et l’amour spirituel dans Paradis.
Si j’ai dévoré Beloved, tremblante et bouleversée par cette histoire à la fois atroce et somptueuse, si j’ai été emportée et émerveillée par la puissance des sentiments décrits dans Jazz, Paradis m’a complètement étouffé, perdue, brûlée au plus profond de moi. Certes, la plume est plus lourde, plus dure que dans les deux autres mais le sujet est si pertinent, si critique et implacable que l’on est désarçonné !
Un Don
Pour tous ceux qui ont adoré Beloved, et j’en fais partie, je ne peux que conseiller la lecture de Un don. On y retrouve la force de l’autrice, sa capacité de dépeindre des mondes réalistes tout autant que des mythes. Un don se déroule en Virginie, dans une colonie du 17ème siècle, bien avant la déclaration indépendance. C’est le récit déchirant de la perte d’une innocence et de rêves brisés, dans la même prose lyrique que Beloved. L’autrice nous offre une fable poétique qui décrit le monde beau, sauvage et encore anarchique qu’était l’Amérique de cette époque. Un des écrits les plus obsédants de Toni Morrison. Ce roman est de ceux qui vous marquent pour toujours.
Entre vos mains
La délicate collection Les Illustrés des éditions de l’Aube publie le discours prononcé par Toni Morrison à Stockholm quand elle reçoit le Prix Nobel.
Un enfant tente de mettre à l’épreuve la sagesse d’une vieille femme aveugle et s’adresse ainsi à elle : « Vieille femme, je tiens un oiseau dans ma main. Dis-moi s’il est vivant ou mort. » question à laquelle la femme répond par «Je l’ignore. J’ignore si l’oiseau que vous tenez est vivant ou mort, mais je suis sûre d’une chose : il est entre vos mains. Il est entre vos mains. S’il est mort, vous l’avez trouvé dans cet état ou vous l’avez tué. S’il est vivant, vous pouvez encore le tuer. À vous de décider s’il doit rester en vie. Dans un cas comme dans l’autre, vous en êtes responsables. »
C’est Toni Morrison la militante qui nous adresse ce texte. Elle évoque les minorités, interpelle la jeunesse, les mouvements de résistance, condamne la banalisation de la violence et le racisme du langage.
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