Si l’horreur avait un visage, elle prendrait probablement celui d’un personnage de Junji Ito, il remplit d’une peur viscérale et il est pourtant impossible d’en détacher les yeux. Voilà tout le pouvoir du mangaka : lorsqu’on commence à lire une de ses histoires, on ne peut pas s’arrêter, même si certaines pages nous répugnent, même si on sait que ces monstruosités vont revenir nous hanter dans les sombres heures de la nuit. On ne peut tout simplement pas s’arrêter, car Ito, un des maîtres incontestés du « body horror » (l’horreur corporelle), parvient toujours à nous transformer en l’un de ses personnages : obsédé par le récit comme si on y était, on tourne les pages, espérant que l’horreur s’arrête tout en étant profondément curieux de voir jusqu’où elle peut aller. Avec Ito, on teste nos limites, on se fait contaminer par la folie qui touche ses pauvres personnages lorsqu’ils côtoient quelque chose de monstrueux et d’inconnu, d’incompréhensible pour des yeux humains, et on en redemande en se jurant que c’est la dernière page qu’on lira avant d’aller se coucher.
Tout d’abord sorti dans des mensuels à la fin des années 1980, « Tomie » raconte, au cours de trois volumes réunis ici dans une intégrale, l’histoire d’une jeune fille se prénommant Tomie Kawakami qui meurt dans des circonstances mystérieuses. Seulement, peu de temps après avoir été retrouvée découpée en morceaux, elle revient comme si de rien n’était et semble avoir pour but de se venger de ceux qui ont pu lui faire du mal de son vivant. Peu importe le nombre de fois que Tomie meurt, elle renaît toujours, gardant toujours en tête la vengeance, comme si toute l’humanité devait payer pour les atrocités que ses incarnations ont dû endurer. Tomie est belle, c’est à vrai dire la première chose que les gens remarquent à propos d’elle : elle est sublime, avec ses yeux aguicheurs, son grain de beauté si caractéristique, ses cheveux de jais, sa peau de porcelaine et sa bouche ronde et délicate la faisant ressembler à Blanche-Neige. Pourtant, à l’inverse de Blanche-Neige, Tomie sait quel pouvoir elle a sur les hommes et ce n’est en tout cas pas une belle-mère acariâtre qu’elle rend folle, mais bien les hommes, qui ne comprennent tout d’abord pas l’effet qu’elle a sur eux, puis qui ne comprennent plus qui ils sont en dehors de leur désir obsédant et consumant pour la mystérieuse jeune femme. En un sens, « Tomie » explore le lien entre la beauté et l’horreur, le désir et la mort, et surtout, le pouvoir de l’archétype de la « femme fatale », cette femme que l’on convoite ou jalouse, jusqu’à ce qu’elle devienne trop puissante pour être contrôlée. Les hommes tombent sous le charme de Tomie, deviennent littéralement fous d’amour et de désir pour elle, puis commettent des actes irréparables sur elle ou d’autres lorsqu’ils comprennent qu’elle ne pourra jamais réellement leur appartenir.
« Tomie », aux éditions Bragelonne sous leur label Mangetsu (dédié à la publication de mangas), est sans aucun doute la dernière parution qu’il vous faut lire si vous vous intéressez de près ou de loin à l’horreur (et que vous avez le cœur bien accroché). Seul avertissement : évitez de manger en lisant.
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