Les douleurs viennent du cœur
Le livre phénomène de l’année 2017 aux États-Unis débarquait chez nous en mars 2018. Il vient de paraître en Poche et ce serait vraiment dommage de passer à coté d’un tel bijou. Premier roman de Gabriel Tallent, traduit à merveille par Laura Derajinski, il lui faudra huit ans pour rédiger son histoire. Huit ans de maturation pour aboutir à un roman éprouvant mais éblouissant.
Je vous parlais du Né d’aucune femme de Franc Bouysse. Ce roman fait souvent débat au sein de mon club de lecture. Tantôt on l’encense, parce que la plume de Bouysse est sublime et vous touche profondément, tantôt on le rejette parce qu’il vous met face à une violence qui frôle le sordide et renvoie à un questionnement : a-t-on besoin d’autant de détail pour ressentir l’atroce ?
Dans la lignée des romans qui déchirent le cœur et font débat entre mes copines de lectures, il y a My Absolut Darling de Gabriel Tallent.
À quatorze ans, Turtle Alveston arpente les bois de la côte nord de la Californie avec un fusil et un pistolet pour seuls compagnons. Elle trouve refuge sur les plages et les îlots rocheux qu’elle parcourt sur des kilomètres. Mais si le monde extérieur s’ouvre à elle dans toute son immensité, son univers familial est étroit et menaçant : Turtle a grandi seule, sous la coupe d’un père charismatique et abusif. Sa vie sociale est confinée au collège, et elle repousse quiconque essaye de percer sa carapace. Jusqu’au jour où elle rencontre Jacob, un lycéen blagueur qu’elle intrigue et fascine à la fois. Poussée par cette amitié naissante, Turtle décide alors d’échapper à son père et plonge dans une aventure sans retour où elle mettra en jeu sa liberté et sa survie.
Si Gabriel Tallent est publié par les Éditions Gallmeister ce n’est pas un hasard. La Californie, où l’auteur a grandi, est sublime. La falaise sauvage est le cadre idéal pour cette intrigue douloureuse . La maisonnée miséreuse qui est censé abriter Turtle démontre parfaitement à quel point elle est en péril. La mer indomptable, la jungle de sumacs vénéneux, les marécages, les somptueux séquoias, tout ce décor souligne à quel point le monde est dangereux, indomptable et complexe…Parce que la vie de Turtle est tout cela.
Gabriel Tallent nous conte une fable, une histoire d’amour malsain, une ode à la renaissance. C’est l’histoire d’un Ogre qui mange les enfants…
Turtle vit avec un Ogre, son père survivaliste, qui l’entraîne depuis toute petite à devenir une guerrière. Elle sait construire un abri dans une souche d’arbre, faire du feu avec du bois flotté, chasser et dépecer sa proie et elle manie très bien le pistolet. Les scènes où elle monte et démonte son arme sont hypnotiques et anxiogènes… Mais si Turtle maîtrise les techniques de survie, elle ne sait pas vivre avec les gens. Incapable de nouer des liens avec ses camarades de classes, elle est conditionnée à évoluer dans cette relation paternaliste malsaine. C’est cela sa norme et s’en est déchirant de désespoir.
Cet ogre est fier de sa fille : « Tu peux la ligoter et l’emporter dans la broussaille, la laisser là et, si tu reviens un jour, tu découvriras qu’elle a appris à vivre avec les loups et qu’elle a fondé un royaume ». Cet ogre aime sa fille « son amour absolu ».
Cet ogre détruit sa fille, tout les jours, toutes les minutes,tout le temps, toujours quoi qu’il fasse. Il la démolit, l’use, la brise et l’enchaîne à lui…
Turtle est complètement piégée dans cette relation. A la fois d’une loyauté sans faille envers son père, elle sait au plus profond d’elle qu’il faut fuir. Et cet instinct de survie c’est son père qui le lui a inculqué. Le piège est vicieux, terrible et douloureux.
My Absolut Darling vous plonge dans un univers chaotique, moite, oppressant où toutes les valeurs familiales sont balayés, annihilées et celles qui subsistes sont perverses et malsaines.
Vos seuls instants de répit sont les escapades de Turtle dans cette nature hallucinante et la rencontre de Jacob et Brett, sorte d’anges gardiens qui apportent une touche de fraîcheur à cette lecture bouleversante.
La puissance de ce roman ? Aucun manichéisme. Gabriel Tallent nous raconte l’horreur et l’innocence sans jamais dire ce qui est bien ou ne l’est pas. Il vous expose la complexité de la vie sans prendre parti. Il vous balance la violence d’un amour sans jamais poser de jugement. C’est sa plume, maîtrisée, sèche et tendre qui emporte le récit vers ce que j’appelle de la grande littérature.
C’est un roman de résistance, de reconstruction, de résilience.
Dans une interview, l’auteur raconte qu’il voulait écrire un roman écologique, sur l’urgence de la situation, le réchauffement climatique et la destruction. Petit à petit le personnage de Turtle s’est imposé à lui. Son combat méritait toute son attention, et toute la notre. Là est l’urgence : l’empathie, la notion erronée que le monde et les êtres nous appartiennent, la prise de conscience qu’on ne doit pas ignorer une détresse. « Des gens souffrent, si nous n’écrivons pas pour cette raison, je ne sais pas ce que nous faisons. »
Jamais vous ne pourrez oublier Turtle…
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