Inviter un auteur ou une autrice à passer une nuit complète dans le musée de son choix. Quelle idée farfelue ! Quelle délicieuse idée ! Cette idée, se sont les éditions Stock qui l’ont fait naître en lançant la collection Ma nuit au musée. Un seul devoir après cette nuit : les plumes doivent livrer leur ressenti, coucher des émotions, réflexions et sensations de l’expérience dans un cahier qui sera édité.
Avez-vous déjà participé aux Nuits des Musées ? C’est un moment particulier que de visiter une galerie de nuit, de casser des codes et de poser un regard différent sur le Monde. Ajoutez à cela la possibilité d’y dormir… Personnellement, l’expérience m’enchante ! Pouvoir être complètement seule au milieu d’œuvres, privilège du temps passé là où je veux, sans la dictature de la foule, du bruit et de politesse, intimité précieuse d’un face à face avec l’Art, sentiment de résider en un lieu d’exception et la magie de la nuit qui doit immanquablement opérer !
A ce jour, huit personnalités ont tenté l’aventure : Kamel Daoud, Lydie Salvayre, Adel Abdessemed et Christophe ONO-DIT-BIOT, Léonor de Récondo, Santiago H. Amigorena, Enki Bilal, Bernard Chambaz et Leïla Slimani pour le petit dernier de la collection.
Si le musée Picasso à Paris est l’institution qui a accueilli le plus d’auteurs, Le Musée Greco à Tolède, le musée de Franco Maria Ricci, tout près de Parme et La Punta della Dogana de Venise ont également joué le jeu nocturne.
Kamel Daoud – Le peintre dévorant la femme
Journaliste algérien, notamment dans Le Quotidien d’Oran dont il a été longtemps rédacteur en chef et chroniqueur, il est auteur de plusieurs romans dont Meursault, contre-enquête et Zabor ou Les Psaumes. Il est le premier à oser l’expérience au Musée Picasso.
« Je suis un “Arabe” invité à passer une nuit dans le musée Picasso à Paris, un octobre au ciel mauvais pour le Méditerranéen que je suis. Une nuit, seul, en enfant gâté mais en témoin d’une confrontation possible, désirée, concoctée. J’appréhendais l’ennui cependant, ou l’impuissance. »
Kamel Daoud se fait spectateur de la confrontation entre Occident et Orient et pose une plume de velours. Ses mots sont choisis, ses réflexions subtiles et cet ouvrage autant engagé que poétique.
« Pour comprendre Picasso, il faut être un enfant du vers, pas du verset. Venir de cette culture-là, sous la pierre de ce palais du sel, dans ce musée, pas d’une autre. Pourtant la nuit fut pleine de révélations… »
Lydie Salvayre – Marcher jusqu’au soir
Autrice d’une vingtaine de romans, psychiatre de formation, on ne peut pas dire que Lydie Salvayre soit une de mes écrivaines de prédilection. Si j’ai apprécié Hymne et que je comprends pourquoi Pas pleurer a reçu le Goncourt, son style ne me convient pas. C’est une de mes clientes préférées qui m’a convaincu de plonger dans sa nuit au musée Picasso. Bien m’en a pris, j’ai énormément ri ! Le moins qu’on puisse dire c’est que Lydie Salvayre n’a pas spécialement gouté l’expérience. Elle a d’abord refusé l’invitation et finalement la tentation d’être seule face à l’Homme debout de Giacometti prend le dessus. Sa nuit commence sur un échec, elle ne ressent rien, ou du moins rien de magique ! « Je me demande parfois quelles traces ont pu laisser en moi ces dix-neuf années passées auprès d’un père parano. Je me demande si je n’ai pas tendance à m’exagérer certaines peurs, comme en ce moment même où je me suis réfugiée dans les toilettes d’un musée pour m’être simplement heurtée à deux figures à tête de mort. »L’humeur railleuse et le verbe corrosif, Lydie Salvayre se saisit du prétexte de sa nuit pour questionner le milieu artistique et ses institutions. Se tournant vers son enfance de pauvre bien élevée et abordant sans masque son lien à un père redouté et redoutable, elle essaie de comprendre comment s’est constitué son rapport à la culture et à son pouvoir d’intimidation, tout en faisant l’éloge de Giacometti, de sa radicalité, de ses échecs revendiqués et de son infinie modestie.
Adel Abdessemed & Christophe Ono-Dit-Biot – Nuit espagnole
Adel Abdessemed, l’un des plus audacieux artistes d’aujourd’hui, reçoit une mystérieuse invitation à passer une nuit dans le musée Picasso. Il sera accompagné d’un écrivain qui admire son travail, et a reçu la même invitation, sans plus d’explication. Il sera le « scribe » de l’artiste. Cet écrivain est Christophe Ono-dit-Biot, reconnu pour son fabuleux Plonger et coupable du genialissime Interdit à toute femme et à toute femelle. Un dialogue merveilleux s’installe entre eux deux, un dialogue ou deux monologues, mais qui se font écho, qui rebondissent tantôt sur l’intime de l’un tantôt sur les aveux de l’autre. Un livre très confidentiel, très beau, très profond. Les pensées d’Adel Abdessemed ont été des électrochocs
« Ce que j’ai vu ? J’ai vu les bourreaux à l’œuvre. Les islamistes tuer. J’ai vu un responsable des études se balancer au bout d’une corde, et quand tu as vu ça c’est difficile, mon ami. Tu as envie de te crever les yeux pour ne plus voir ces choses mais tu préfères dans un élan de survie frapper la lumière qui te les fait voir. C’est de l’autodéfense, plus que de la résilience ». La richesse de Ono dit Biot réside dans sa capacité d’avoir su être une plume, juste une plume. Pleine d’admiration et d’amitié pour l’artiste qu’elle retranscrit merveilleusement, mais juste une plume. « Jamais assis. Ni à genoux. On n’est pas dans la religion, où l’on se prosterne. L’œuvre d’art est la seule chose qui peut sauver l’âme, celle de la victime comme celle du bourreau. Mais debout, debout. On affronte. »
Léonor de Récondo – La leçon de ténèbres
Léonor est l’autrice de nombreux romans dont Amours ou encore Point cardinal mais elle est aussi violoniste et la Leçon de Ténèbres est un genre musical français du XVIIe qui accompagne les offices des ténèbres qui se jouait donc la nuit à l’Église, les jeudi, vendredi et samedi saints. Pour sa nuit au musée, elle ne choisit pas une église mais Le Musée Greco à Tolède. L’autrice est une passionnée du fondateur de l’école Espagnole, Dominikos Theotokopoulos, dit le Greco. Léonor de Récondo n’a que faire des quatre siècles qui la séparent de lui. Malgré la chaleur écrasante, l’obscurité du musée, la présence des gardes, elle veut passer une nuit d’amour avec celui qu’elle admire. Avec fièvre et ferveur, dans une nuit traversée d’échos mystiques, de poésie, de souvenirs familiaux et de fantômes, elle convoque ce peintre profondément humain et singulier pour son époque. Elle alterne ses émotions, sa rencontre avec les tableaux qui se dérobe à elle, et l’histoire du peintre. Les emphases caractéristiques du style Recondo sont au rendez-vous mais allégées par les sentiments sincères de l’autrice.
« Je t’aime, Doménikos, cette nuit, je te suivrai à dos de mule, j’arpenterai avec délices les sentiers de terres rouges de Castille, je traverserai l’embrasement de l’air sans complainte, pénitente comme il se doit, pénitente comme tu aimes, à genoux, les yeux remplis de larmes. Elles seront un coup de pinceau sur ma pupille dans la transparence de ta peinture blanche. »
Santiago H. Amigorena – Il y a un seul amour
Qui a lu Le ghetto intérieur est marqué à jamais : rarement le silence n’avait été aussi merveilleusement conté… Au cœur du musée Picasso endormi, les interrogations de Santiago deviennent des affirmations, les affirmations des interrogations. N’y a-t-il qu’un seul amour ? Parle-t-on du même amour pour une œuvre ou pour l’être aimé ? Qu’en est-il de notre amour ? Amigorena semble s’adresser à celle qu’il aime et qui ne sera pas auprès de lui cette nuit. Dans cette soirée de solitude forcée, où s’invitent Picasso, Giacometti ou encore Vermeer et Bataille, il explore avec pudeur et profondeur le sentiment amoureux, l’écriture, les œuvres, et ce qui inextricablement les lie. Cette promenade artistique sera donc une tentative de s’extraire de l’amour, de prendre la distance nécessaire pour tenter d’y mettre des mots et justement les mots, il les dépose, les juxtapose et joue avec. « Je voudrais, ici, sur ces pages, que mon besoin de m’expliquer ne soit jamais plus important que celui de te comprendre. Que mon envie de te parler ne soit jamais plus forte que celle de t’entendre. »
Enki Bilal – Nu avec Picasso
Est-ce que je voue un culte sans borne à Enki Bilal ? Oui ! Est-ce que je trépignais d’impatience à la sortie de ce récit nocturne ? Assurément ! Est-ce que j’ai été déçue du compte rendu de l’expérience ? Absolument pas !
Son errance dans les couloirs du Musée Picasso prend la forme d’une rêverie éveillée qui nous fait toucher du doigt l’œuvre du peintre espagnol d’une façon sensorielle et envoûtante, pour aboutir en épiphanie à la présentation de Guernica, la grande toile du maître. Dans une déambulation hallucinée, Enki Bilal croise tant les personnages de Picasso, ses muses, ses modèles, que le grand maître lui-même et Goya, son idole. Quelle est cette main inconnue et surpuissante qui attrape Enki Bilal au beau milieu de la nuit et le projette sur un lit de camp ? Quel est ce lieu mystérieux et hanté dans lequel il a atterri ? Qui sont ces créatures, minotaure, cheval ou humains déformés, que l’artiste rencontre en essayant de trouver son chemin dans ce labyrinthe sombre et inquiétant ? Que lui veulent-elles ? Et dans quel état sortira-t-il de cette incroyable nuit ? En plus d’être un artiste grandiose, Bilal est un cerveau bouillonnant, ici on touche du doigt l’intime, les circonvolutions et les cheminements psychiques de l’homme !
« Mon nez, donc. Là, il ne sent rien. Il inhale un air dont la neutralité fait peur. Comme le silence enfermé dans du silence, cet air fait de particules de néant n’est tout simplement pas. »
« Le dehors, pour chaque artiste, étant son époque, son environnement, familial, social, culturel, politique, géopolitique, l’air qu’il respire aussi et surtout…
A l’opposé, en opposition même, il y a le dedans. Là, nous entrons dans le domaine insaisissable, glissant, fuyant, de la création. Le dedans de l’artiste digère le dehors, le façonne et le recrache. »
Bernard Chambaz – Éphémère
Je n’ai rien lu de l’essayiste, poète et romancier Bernard Chambaz. Autant dire que je partais totalement neutre dans la lecture de sa nuit au Musée. Il a choisi de nous emmener tout près de Parme pour découvrir Franco Maria Ricci. En plus de la bâtisse qui abrite ses œuvres, l’artiste à décider d’adjoindre un labyrinthe de bambous qui est, à ce jour, le plus grand labyrinthe au monde. Au cours de cette nuit, Bernard Chambaz passe par bon nombre d’émotions. Les tableaux d’Antonio Ligabue le bouleversent comme les « memento mori » qui lui murmurent « Souviens-toi que tu vas mourir ». Il y croise aussi de nombreuses vies qui tissent son récit : celle de Franco Maria Ricci qui lui suscite une tendresse timide. Celle des écrivains qui lui ont donné des textes, comme Borgès ou Giono et Zavattini. Celle du musicien Donizetti ou de Clelia Marchi, une paysanne de soixante-douze ans qui écrivit l’histoire à l’encre sur le drap nuptial l’histoire.
S’il y a bien une chose qui transpire des pages, c’est la joie. La plume de Chambaz est d’un enthousiasme contagieux et cette balade nocturne, un réel bonheur !
Leïla Slimani – Le parfum des fleurs la nuit
Si je reconnais que Leïla Slimani est une grande écrivaine, je ne parviens pas à apprécier sa plume. Que voulez-vous, il en faut pour tous les goûts. Si Lydie Salvayre à réussi à m’emporter dans sa nuit au musée alors qu’habituellement je n’apprécie pas ses écrits, le récit de Slimani m’est passé complètement à côté. C’est que la plume de l’autrice est sèche, informative et d’une sobriété ennuyeuse, selon moi… Ne jugez donc pas cet ouvrage à ma seule critique et partez à Venise, à La Punta della Dogana où Leïla Slimani a choisi de passer la nuit. Comme Lydie, l’expérience ne tente pas l’autrice de prime a bord. Elle n’aime pas sortir de chez elle, et préfère la solitude à la distraction. Pourquoi alors accepter cette proposition d’une nuit blanche dans les collections d’art de la Fondation Pinault ? Pour « l’impossibilité d’un livre » Leila Slimani nous parle d’elle, de l’enfermement, du mouvement, du voyage, de l’intimité, de l’identité, de l’entre-deux, entre Orient et Occident, où elle navigue et chaloupe. C’est une confession discrète, pudique, qui n’appuie jamais, toujours à sa juste place. C’est aussi un livre, éclairé de l’intérieur, sur la disparition du beau, et donc sur l’urgence d’en jouir, la splendeur de l’éphémère. Au petit matin, l’autrice sort de l’édifice comme d’un rêve, et il ne reste plus rien de cette nuit que le parfum des fleurs. Et un livre.
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