Courtisane révolutionnaire !
Connaissez-vous Grisélidis Réal? Si la réponse est non, personne ne vous en tiendra rigueur et certains vous dirons même que c’est très bien ainsi. Pourtant, Grisélidis est une personnalité Suisse incontournable. Une écrivaine majeure, une combattante, une artiste, une femme libre et selon moi: une des féministes les plus marquantes de notre petit pays.
J’ai fait la connaissance de cette femme en 2009. Quatre ans après sa mort, elle défrayait encore la chronique. Le transfert de sa tombe au Cimetière des Rois créait la polémique. C’est, qu’avant d’être une artiste peintre, « Gri » était une prostituée, une péripatéticienne: profession qu’elle insistait à faire inscrire sur ses documents officiels, juste à côté de celle d’écrivain. Qu’on puisse imaginer déambuler entre les tombes de Jean Calvin, Louis Courthion, Jeanne Hersch, Adrien Lachenal, Claude Goretta ou encore Rodolphe Töpffer et tomber sur la stèle d’une putain révolutionnaire semble être inconcevable pour la bien-pensance genevoise. Pourtant j’aime à croire qu’ils doivent bien rigoler tous ensemble et que les joutes avec Calvin, son grand ennemi, doivent être passionnantes! Je peux admettre(pas vraiment mais ça fait une bonne phrase) que les revendications de « Gri » à vouloir que soit gravé « écrivain, peintre, prostituée » en épitaphe dérange, mais j’aime profondément sa justification:
« Si vraiment les gens veulent conserver une tombe ou je ne sais quoi, […] il faut que ça serve à quelque chose. Que ça provoque encore un petit peu de scandale, et que les gens viennent baiser, forniquer, vraiment là, qu’ils se sentent libres de transgresser tous les tabous en disant : « Vraiment, cette bonne femme, elle mérite qu’on arrose sa tombe de foutre »
Bref, c’est en 2009 donc que je fais la connaissance de Grisélidis Réal et depuis, une admiration sans limite a poussé dans mon cœur. Je vous invite chaleureusement à dévorer Le noir est une couleur et Suis-je encore vivante? pour découvrir cette femme incroyable et à vous intéresser à son combat pour les droits dans la prostitution au travers de son Centre des Pâquis et de l’association Aspasie.
Photo de couverture par Marcel Imsand-1970
Le noir est une couleur
Jeune mère, Grisélidis Réal s’enfuit en Allemagne avec ses enfants et Bill, son amant noir américain, arraché à un asile psychiatrique genevois. Au terme de leur cavale, l’étrange famille va échouer à Munich. Pour survivre et échapper à l’inertie psychique de son compagnon, la narratrice va, sans souteneur ni tabou, se livrer à la prostitution. Mais avec Rodwell, un soldat noir américain rencontré dans un bar interlope, tout redevient possible, malgré la misère. Ce roman autobiographique, né avec les années soixante, nous fait découvrir l’envers du miracle de la reconstruction de l’Allemagne, celle des boîtes de jazz pour GI’s, des petits trafiquants de came et des campements de rescapés tziganes. La force documentaire, l’énergie stylistique et l’anticonformisme de ce destin féminin forment un cocktail détonant.La plume de « Gri » est désespérément belle et on fait connaissance avec la rage et l’énergie intarissable qui l’habite! Le noir est une couleur est un livre rare, puissant, douloureux, à la fois frivole et grave. D’une humanité sans concession!
Suis-je encore vivante ? Journal de prison
« La vie en prison continue. Dehors un merveilleux printemps, éblouissant, juteux, se déverse et nous n’en apercevons qu’une goutte à l’intérieur des cellules. Parfois un avion passe dans le carré de ciel et semble briser, en passant, l’épine dorsale de la maison. »
En février 1963, Grisélidis Réal est incarcérée à la prison pour femmes de Munich où elle demeure sept longs mois. Elle y tient son journal, entre peinture d’une âme en peine et chronique de captivité. Ce document brut, découvert peu après sa mort, constitue le premier texte d’une jeune prostituée se révélant écrivain. Il ajoute un dernier épisode saisissant au récit autobiographique Le noir est une couleur.
Chaire vive – poèsies complètes de Grisélidis Réal
Les Éditions Seghers ont fait un travail d’orfèvre en regroupant dans ce livre les poèmes de « Gri ». Elle écrit sa première poésie à l’âge de treize ans et ne cessera jamais de composer. Le tout forme une œuvre d’une cohérence et d’une force rares, à la mesure de sa vie, hors du commun. Si ses récits, romans et correspondances ont été publiés, seuls quelques rares vers étaient apparus au fil de certains ouvrages. Pourtant cette création poétique est peut-être son œuvre fondamentale. Du symbolisme des débuts, au récit poétique poignant de la prostitution ou de la lutte contre le cancer, les poèmes de Grisélidis Réal racontent une vie, avec un art et une profondeur unique quand elle parle d’amour, de sexe, de maladie, de maternité… trouvant là la plus grande beauté.
Une des dernières notes manuscrites laissées par Grisélidis déclame ceci:
Écriture: métamorphose (libellule) L’écriture sera subversive ou ne sera pas donc il faut se mettre à nu. Le déguisement n’est plus de mise
Le cycle de la Vie
Jouez, enfants, dans la lumière,
dit la Vie au rire argentin,
Ne soyez soucieux ni austères,
Mais ivres d’espoir et de joie
comme fleurs écloses au matin.
Chantez, jeunes femmes aux yeux claires
L’Amour se lèvre à l’ombre du cœur
Laissez-le éclairer votre voie
Laissez s’envoler la Douleur
Ne goûtez à la Coupe amère.
Laissez couler, femmes mûries,
Vos larmes après la haine;
Piétinez vos âpres souffrances.
Espérez, vous redit la Vie
Enterrez vos rêves et vos peines.
Éteignez, vieilles, de l’Existence,
Et du Refus, le pâle flambeau
Du cœur fermez la fenêtre,
Pensez à ce qui fut beau
Et bénissez ce qui va l’être.
Grandvaux, 15 avril 1942
Sacre sexuel
PROSTITUEES
PRÊTRESSES
PRINCESSES
Vous qui detenz seules les secrers les plus veloutés de l’amour et du VICE – mots nobles, mots sacrés, mots royaux du courps et du SEXE…
La prostitution est un titre de Noblesse – de la seule authentique noblesse du geste, de la parade, de la liturgue carnivore des sens –
Car l’âme sans chair n’est qu’un insecte sec – aux antennes brisées –
PROSTITUTION tu déroule tes rites affolants et masqués au coeur des nuits flamboyantes, à la face du soleil et de la lune –
Rites antiques –
La Vagin brûle sous la morsure des verges –
Et l’homme s’agenouille sous les zébrures du cuir, sa jouissance s’exacerbe sous les coups rythmiques du fouet, son sperme explose à la cadence des gifles, des morsures et des crachats, la violence sexuelle est une communion avec la MORT –
(…)
Paris, le 31 août 1976
Mort d’une Putain
Enterrez-moi nue
Comme je suis venue
Au monde hors du ventre
De ma mère inconnue
Enterrez-moi droite
Sans argent sans vêtements
Sans bijoux sans fioritures
Sans fard sans ornements
Sans voile sans bague sans rien
Sans collier ni boucles d’or fin
Sans rouge à lèvres ni noir aux yeux
De mon regard fermé
Je veux voir le monde décroître
Les étoiles le soleil tomber
La nuit se répandre à sa source
Et m’ensevelir dans sa bouche
Muette la dernière couche
Où m’étendre enfin solitaire
Comme diamant gorgé de Terre
Me reposer dromir enfin
Dormir dormir dormir dormir
Sans plus jamais penser à rien
Mourir mourir mourir mourir
Pour te rejoindre enfin ma mère
Et trouver dans ton sourire
L’innocence qui m’a manqué
Toute une vie à te chercher
Te trouver pour pouvoir te perdre
Et te dire que je t’aimais.
A Gabrielle Partenza, A toutes, A nous autres
Écrit la nuit, Genève, 17 avril 2005, clinique le CESCO
Reine du réel – Lettre à Grisélidis Réal par Nancy Huston
Nancy Huston signe la préface du recueil Chair Vive et elle publie sa lettre à la poétesse dans la foulée.
Longtemps je t’ai détestée, Gri. On eût dit que tu acquiesçais à tout ce que les hommes te demandaient. Tu semblais n’avoir aucun problème pour incarner leur fantasme : la pute au grand cœur, celle qui aime ça, celle qui comprend les messieurs et ne les juge jamais, celle qui accepte avec le sourire leur tout et leur n’importe quoi. Qu’il est étrange, quand on lit les mots de Nancy, d’imaginer qu’elle rédige une préface et qu’elle se fende d’une longue lettre de 160 pages à l’artiste.
On ne peut pas dire que les relations entre les féministes et Grisélidis furent harmonieuses. Bien au contraire, un désaccord violent voir de la haine animaient les deux camps. C’est que le MLF des années 70 voulait abolir la prostitution, quintessence de l’exploitation des femmes. Impossible de concevoir que la liberté féminine puisse passer par la liberté de vendre son corps. Gri, elle, luttait pour faire reconnaitre des droits aux prostituées, des droits légaux, statutaire et moraux. Le droit d’être ce que l’on veut être: même une putain. « La prostitution est un art, un humanisme, et une science. Quoi qu’en disent nos détracteurs, ces intégristes de la morale, nous régnons sans partage sur notre domaine qui est de compassion, d’élégance, de connaissance durement acquise de l’âme et du corps. Nous sommes et nous resterons libres, libres de nos corps, libres de notre esprit, libres de notre argent gagné à la sueur de nos culs et de nos cerveaux. La seule prostitution authentique est volontaire (…). Seules la violence et la cruauté qui contraignent des êtres à se prostituer sont à proscrire, et nous condamnons cette injustice de toutes nos forces. » Carnet de bal d’une courtisane
Si Nancy Huston n’est pas une militante qui brandit des pancartes, on ne peut nier son implication féministe, de part ses écrits ou ses réflexions. Pourtant, Nancy Huston lit tous les écrits de Grisélidis, la putain, dealeuse, taularde, écrivaine, mère, amante, peintre, poétesse. Elle découvre alors toute la puissance de l’indomptable « Gri » et est touchée en plein cœur.
Grisélidis Réal fascine Nancy Huston qui, malgré quelques désaccords, se retrouve beaucoup en elle. A l’aune de son destin, elle questionne le sien, son rapport à la mère, aux hommes, au danger. Véritable déclaration d’admiration, cette lettre révèle une grande artiste de la fin du XXe siècle dont la modernité de pensée annonce les débats contemporains. Un texte résolument féministe, qui interroge avec puissance le rôle du corps féminin dans l’écriture et le rapport au monde.
Nancy Huston termine sa lettre par ces mots:
« Je te considère comme un des humains les plus lucides, joyeux, généreux et courageux à avoir foulé la surface de cette planète »
pour continuer dans la découverte de la passionante Grisélidis, je ne peux que vous conseiller le documentaire de Marie-Eve de Grave Belle de nuit – Grisélidis Réal, Self Portraits et le Grand Format de la RTS
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