C’est en vous parlant de Michel Jean et du peuple innu que je me suis souvenue d’une lecture particulière: les deux romans de Niviaq Korneliussen. Niviaq est née tout au sud du Groenland et elle est Inuit. Les Inuit sont le peuple autochtone de l’Arctique, comme le sont les Innus en Amérique du Nord (et tant d’autres), les Amérindiens pour l’Amérique, les Aborigènes pour l’Australie, les Berbères en Afrique du Nord, pour ne citer qu’eux. Et comme tous ces peuples premiers, ils ont été spoliés par la colonisation, éradiqués, sédentarisés, muselés, forcés d’abandonner leur culture pour assimiler celle des colons. Si dans son premier roman, le sujet principale n’est pas l’origine inuk de l’autrice, bien qu’elle soit présente en filigrane, dans son second le thème est abordé de plein fouet. Je vous propose un voyage pour Nanilavut: Retrouvons-les Inuit disparus
Homo sapienne
Un roman choral à cinq voix, celles d’une jeunesse de Nuuk, capitale du Groenland. Fia, Ivik, Sara, Arnaq et Inuk. Ces cinq femmes vous emmènent dans une quête d’identité, de raison d’être, d’émotions, de place et d’authenticité.
En langue inuktut, Arnaq veut dire femme et c’est un prénom de fille. Ivik signifie feuille d’herbe et c’est un prénom de garçon. Ivinnguag ou cher petit Ivik est surnom affectueux qu’on donne aux filles. Et le Groenland devient ici l’île de la colère. Vous êtes dans un mélange des genres, dans un mélange de culture, dans une quête d’émotions et la plume nerveuse de l’autrice va vous chambouler.
Fia découvre qu’elle aime les femmes, Ivik comprend qu’elle est un homme, Arnaq et Inuk pardonnent et Sara choisit de vivre. Chaque narrateur à sa propre langue, des pages d’un journal intime à des échanges de sms, on passe de style durs ou tendre, obscènes, flottant mais tout est toujours vif, percutant et immersif. Sur l’île de la colère, où les tabous lentement éclatent, chacune et chacun se déleste du poids de ses peurs. Au travers de ces quêtes personnelles, Niviaq Korneliussen embrasse l’histoire de son pays. Ancienne colonie danoise, le Groenland est le confluent de différentes cultures et langues et de communautés. Ce mélange crée des solidarités mais aussi des incompréhensions entre ses habitants, où il est question de place et d’identité. Ces cinq jeunes cristallisent à merveille tout cela et bien plus encore: les attentes et les questions d’une jeunesse de notre époque. Il y a urgence de rompre avec les systèmes dominants, urgence de dire, urgence d’exister. Homo sapienne est un roman cru, peu commun et déstabilisant mais c’est avant tout un bijou d’écriture et d’émotions!
A sa sortie, Homo sapienne à bouleverser tout le pays; premier roman Queer de l’Histoire du Groenland, il libérait une langue indomptée, crue et d’une sensibilité pure.
La vallée des fleurs
Tout à l’est du Groenland, tout près de la ville de Tasiilaq, se trouve la vallée des fleurs. Des fleurs de plastiques roses, rouges et bleues y poussent sur les tombes du cimetière.
Elle vit à Nuuk, la capitale du Groenland. Elle est inuite, jeune, moderne et pleine d’humour. Elle est amoureuse et vient d’être acceptée à l’Université d’Aarhus au Danemark. Elle va enfin sortir du nid familial. La vie est belle, pourtant, l’arrivée sur le continent réveille en elle une souffrance muette, une fêlure qui tue lentement le goût de vivre.
Elle est bien dans sa peau, son homosexualité n’est pas un problème, alors d’où vient ce mal-être? De son hypersensibilité ou son côté fantasque qu’elle a depuis toute petite: enfant, elle avait sauté d’une fenêtre pour s’envoler! Ou peut-être parce qu’elle est Inuit, ou même Groenlandaise, au milieu d’un monde régi en silence par le spectre danois? Le racisme à peine voilé qu’elle rencontre à l’université et les subtilités de langage entre le danois et le groenlandais vont l’égarer encore une peu plus. Un deuil dans la famille de sa petite amie sera l’occasion d’un retour au pays. Un deuil particulier, la cousine de Maliina s’est suicidée.
Voilà la trame principale de ce roman radical et sensible: le Groenland détient un triste record; le taux le plus élevé de suicide dans le monde les mesures politiques prises pour l’endiguer n’ont que peu de résultat. Dans la Vallée des Fleurs, la beauté des montagnes déclenche chez notre héroïne, le début d’une rupture radicale. Quelque chose se brise et face au gouffre, reste une corde tendue entre obscurité et lumière vive.
Chaque chapitre a pour titre le rappel d’un suicide; Femme. 27 ans. Empoisonnement. A avalé un mélange de pilules dans la maison de ses parents. Et chaque chapitre nous plonge plus loin d’en l’isolement de la narratrice. Par une plume vive et crue, elle parvient a cristalliser le ressenti qui peut mener au suicide: solitude, incompréhension, et cette résignation qui suinte a travers les pages… Il y a un déchirement dans cette jeunesse, qui remonte loin, dans les racines de ce peuple premier et Niviaq Korneliussen souligne de façon magistrale les conséquences fatales qu’apporte le silence et les culpabilités d’être soi… La vallée des fleurs est un cri, un récit magistrale, un chant funèbre qui vous enveloppe et brise votre cœur.
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