Vie de Mizuki
Tome 1 : l’enfant
Tome 2 : le survivant
Shigeru Mizuki
Editions Cornelius, collection Pierre
Vie de Mizuki, édité avec soin par les éditions Cornélius (chronologie, notes explicatives) retrace trois quarts de siècle de la vie d’un homme pris dans la tourmente de l’Histoire. La parution du deuxième tome est pour moi l’occasion de vous faire découvrir cet auteur, Shigeru Mizuki, un fabuleux conteur dont le destin hors du commun a valeur de témoignage historique. Son histoire est aussi celle de son pays, le Japon, qui en l’espace d’un siècle passe d’une société féodale à l’une des plus grandes puissances économiques mondiales. Mais à quel prix…
Publié au Japon en 2001 cette Vie de Mizuki est consubstantielle des autres écrits de l’auteur notamment NonNonBâ (Cornélius, 2007) et Opération Mort (Cornélius, 2008) deux récits fortement inspirés de son histoire personnelle. Le troisième et dernier tome de ses mémoires paraîtra en 2014.
Tome 1 : l’enfant.
« La vie en flânant »
Le petit Shigeru naît en 1922, il est le deuxième enfant de la famille Mura (son vrai nom). L’année suivante un grand séisme ébranle le pays et cause des milliers de mort. La famille Mura fut épargnée car vivant loin de l’épicentre à Sakai-minato sur les rivages de la côte ouest du Japon. Shigeru développe très vite une grande faculté d’observation du monde qui l’entoure et de ses habitants. Son imaginaire débordant et cette sensibilité à l’expérience en font le préféré de NonNonBâ, une vieille femme employée par la maison qui a une connaissance sans fin des croyances et des légendes populaires de son pays. Très tôt elle abreuve l’imaginaire du garçon d’histoires de monstres et autres créatures fantastiques (yôkaï en japonais). « Ce n’est pas parce qu’on ne les perçoit pas que les choses invisibles n’existent pas… »
Licencié de la banque qui l’employait son père ouvre un cinéma et l’engouement du public est au rendez-vous. Malheureusement le vol du projecteur met fin à l’aventure et la famille se trouve se dans une situation financière délicate (Shigeru héritera de l’insouciance de son père). Le contexte économique est dégradé et les faillites se succèdent. « Les effets de la crise se ressentaient aussi en classe : certains élèves n’apportaient pas de bento (repas) pour le midi. Pendant que les autres dévoraient leur déjeuner, ils faisaient semblant de lire. C’était une époque terrible même si je n’en étais pas conscient alors. » Tout aussi terrible est l’apprentissage de la vie dans la rue. Shigeru passe son temps à se battre sans délaisser le dessin pour autant. Et puis un jour NonNonBâ meurt : « Vous êtes là tous les trois, je suis contente. Je vais mourir mais je veillerai toujours sur vous sous l’ombre des herbes… » L’héritage spirituel de la vieille femme sera décisif pour Shigeru, qui flâne souvent, se pose beaucoup de questions, et ne laisse à personne le soin de trouver les réponses.
Mizuki, dont la vie déborde de souvenirs, multiplie les chroniques tour à tour aventureuses, cocasses ou dramatiques, certaines aux lisières du fantastique avec une générosité de tous les instants. Le soin apporté aux détails de la vie quotidienne nous immerge dans la réalité de cette époque et créé une forte empathie. Et puis l’enfance s’éloigne peu à peu, la situation politique se tend. L’expansionnisme du japon envers la Chine et plus globalement envers toute l’Asie orientale inquiète la communauté internationale. Shigeru continue de dessiner et de peindre en toute insouciance. Ces piètres résultats scolaires amène son père à le placer en apprentissage chez un imprimeur. C’est un échec. Il va multiplier les petits boulots, s’inscrire à des écoles qu’il ne fréquentera pas tandis que ses frères suivent une scolarité exemplaire. « Je vivais dans mon monde, à part, et je ne parvenais pas à m’intégrer à la société. A cette époque je raffolais des contes de Grimm, d’Andersen ou encore des Mille-et-une-nuits. Je m’en inspirais pour créer des bandes-dessinées et cela suffisait à me contenter. »
À ce moment parvient à la famille une lettre de son grand-père qui a fait fortune en Asie du sud, à Java. Le père de Shigeru décide de le rejoindre et va gagner beaucoup d’argent en vendant des assurances. « L’ombre de la guerre planait sur toute la société. Par conséquent presque tous les japonais expatriés en Asie du sud contractaient une assurance. » À l’aube d’une nouvelle guerre la situation financière de la famille Mura s’améliore considérablement. À la fin de l’année 1940 Tadeshi, le frère aîné de Shigeru est mobilisé tandis qu’une grande cérémonie fête les 2600 ans de l’État impérial du Japon. Revêche à toute autorité et à l’endoctrinement les cours militaire sont pour Shigeru une vraie sinécure mais il ne peut y échapper. Avec l’attaque de la base américaine de Pearl-Harbor le 7 novembre 1941 débute la Guerre du Pacifique.
Shigeru est à son tour mobilisé. « A l’idée que je ne reverrais plus les paysages de ma ville, l’envie me prit d’aller flâner une dernière fois dans les endroits qui m’étaient familiers. » Mizuki déroule alors une succession d’affrontements entre les japonais et les américains et son quotidien de soldat : « A cette époque je recevais des coups tous les jours. Je ne sais si c’est à cause de ma lenteur ou de mon attitude je-m’en-foutiste. Rien ne pouvait m’atteindre, ce qui n’était pas du goût de mes supérieurs. Jours après jour les gifles se succédaient. » Le pire reste à venir, Shigeru part comme renfort sur le front de Guadalcanal. Les dernières pages du tome 1 annoncent une période bien sombre, que l’enfance semble lointaine…
Tome 2 : le survivant.
« Je vous ordonne de mourir ! »
Le survivant, deuxième tome de ses mémoires, est le témoignage décisif d’un simple soldat pris dans la tourmente de la guerre. Il s’ouvre sur un Mizuki insouciant totalement déconnecté de son environnement. Les persécutions et les gifles qu’il reçoit ne le change pas. « A l’âge de vingt ans je n’avais jamais frôlé la mort : je prenais donc tout cela à la légère. » Mais la réalité de la guerre s’impose à lui quand une attaque nocturne anéanti totalement son camp et qu’il échappe de justesse à la mort en sautant d’une falaise. « A partir de là le rideau se lève sur les scènes les plus sombres de ma vie. »Seul survivant il va trouver des ressources physiques et morales insoupçonnées pour rejoindre un autre camp. Ces pages sont toutes simplement hallucinantes.
Mizuki donne moult détails sur les stratégies déployées par les belligérants. L’armement japonais est nettement plus faible que celui des américains dont les usines de production tournent à plein régime. Confronté au manque de carburant les avions partent pour un aller sans retour. Le fanatisme exacerbé des autorités militaires japonaises est ahurissant, les soldats ne sont pas considérés comme des êtres humains ! Les dissensions récurrentes au sein de l’état major sur les manœuvres à mettre en place coutent la vie à des milliers d’hommes… « Les ennemis sont nos propres supérieurs. »
La survie tient à peu de chose, comme aller chercher de l’eau juste avant une attaque qui détruit le camp ou encore servir sous les ordres du lieutenant Kodama qui refuse de sacrifier ses hommes dans une mission suicide. Les combats ont lieu dans une jungle exubérante et sauvage qui fascine Shigeru. Un jour cet incorrigible flâneur s’éloigne du camp et fait une rencontre décisive… Sous la chronique des jours se dessine un vibrant plaidoyer pour le libre arbitre et le droit de choisir sa vie, mais pris dans l’engrenage de la guerre « un homme ne peut décider pleinement de son sort. »
Le 2 septembre 1945 le Japon capitule, les américains investissent le pays pour quelques décennies. Comment vivre et que faire de sa vie après avoir connu l’horreur ? Dans un pays en ruine s’engage une autre lutte : celle de trouver sa pitance quotidienne, « ce n’est pas la nécessité qui est mère de toute les inventions, mais la faim. » Les aspirations profondes de Shigeru s’expriment alors : « puisque j’ai survécu jusque là j’aimerais mourir après avoir fait quelque chose que j’aime. Donc me trouver un boulot en lien avec le dessin. » Et en suivant son instinct il met en place, sans le savoir vraiment, les conditions qui vont permettre l’éclosion de son destin et « si on a la chance de le rencontrer on le suit sans trop se poser de questions. »
Son témoignage, humble et sincère, est une ode à la vie. S’il a su trouver, dans les moments les plus terribles de son histoire, cette force qui vous ordonne de vivre, c’est parce qu’il a compris très jeune que la Vie est le seul véritable trésor de l’existence.
Bonne lecture !
Du même auteur :
NonNonBâ
Et
Opération Mort
Editions Cornelius
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De Keiji Nakazawa
Editions Vertige Graphic
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