T. Model Ford a failli y passer. C’était il y a moins d’un an, une attaque, un truc vicieux auquel il a résisté, immortel, lui laissant malgré tout quelques dommages à la main gauche. Remarquez, au vu de son âge, c’est plutôt normal de flirter avec la faucheuse. Né en 1920 dans l’état du Mississipi, T. Model Ford affiche 90 au compteur: pas en Miles mais bien en années, pas sûr que les moteurs du même nom vieillissent aussi bien. Avoir grandi black dans une région à jamais traumatisée par les reliquats post-coloniaux liés au pétrole et à la canne à sucre vous façonne et vous affute le caractère. T. Model en sait quelque chose, lui qui a cumulé les jobs pour survivre et les séjours en prison. Il le reconnait lui-même entre deux ricanements, il a passé plus de temps en taule que sur scène à proposer ce qu’il sait faire de mieux: du blues, du vrai, une musique rugueuse qui écorche les pieds comme une plage de gravier.
Enregistré en une après-midi sous la chaleur de « la cité des anges » (L.A.), « Taledragger » est l’addition parfaite du charisme éternel et de la fougueuse jeunesse. Accompagné de jeunes loups de Seattle (les « Gravelroad ») qui, tous additionnés, arrivent péniblement aux deux tiers de son âge, T. Model Ford, dents blanches et sourire carnassier, fait figure de patriarche diabolique. Tout est réuni pour escorter son timbre teigneux sur des mélodies catchy hérétiques (« How many more years ») et du boogie démoniaque qui dératise le canal auditif à grands coup de binaire (« Same old train », « Someone knockin’ on my door », « Big legged woman »). Mis en boîte directement sur le label Alive Records (sous-branche du géant Fat Possum généralement véhiculeur d’artistes véridiquement blues), ce « Taledragger » sonne rocailleux, brut et bien. Une seule prise rapeuse et virile qui relance à elle seule le débat sur l’enregistrement en studio. Qu’on soit arrangeur émérite ou expert en cache-misère, rien ne remplace la véracité et la pureté de l’instant. T. Model Ford n’a plus toute la vie devant lui mais laisse déjà place à la légende qu’il semble avoir dompté neuf décennies durant. Après une simple écoute de « Taledragger », on sait désormais à qui les Black Keys ont à peu près tout pompé. Et heureusement que leur discographie a un arrière goût d’hommage, sinon un ex-routier/taulard/bluesman légendaire à ses heures serait en droit de leur demander des comptes. Rangez vos clés les mecs, l’authenticité ne s’achète pas. 2011 se cherchait un premier grand disque, T. Model Ford a exaucé son voeux et montre qu’à plus de 90 balais on peut encore faire le ménage. Ce deuxième mois de l’année apporte déjà un album difficile à détronner, un ouragan Katrina du blues à la force musicale démente.
Extraits à écouter ici: Same Old Train – Big Legged Woman
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