Rome ne s’est pas construit en un jour. Et encore moins par qui l’on croit. Touche-à-tout opportuniste pour les uns jaloux, inventeur génial pour les autres, Danger Mouse cumule les couvre-chefs. Il n’a aucune gêne à changer ses partenaires musicaux mieux que ses chemises, et n’a pas fini de nous faire virer « crazy » – pour le clin d’oeil à Gnarls Barkley, groupe avec lequel il a conquis d’un coup le monde, les salles où l’on remue ses fesses et les ondes hertziennes. Envahisseur créatif, Danger Mouse enchaîne les projets à un rythme dingue, comme un écolier enchaîne les colliers de nouilles en cette période de fête des mères. A dire vrai, c’est plutôt la démarche à prendre pour sauver une industrie bien mal en point. Penchant black à l’autre collectionneur de binômes Jack White, Danger Mouse s’immisce ici dans un univers que l’on croyait à des années lumières de sa coupe affro. Enfin pas si lointain si l’on se base sur sa dernière et très réussie collaboration artistique: un duo électro-rock « Broken Bells » (avec le leader des « Shins » James Mercer), qui finissait de faire passer Damon Albarn pour un has-been aux dents usées. Blindé de références musicales, nourri de compositions historiques, Brian Burton – nom usuel de Danger Mouse en dehors de sa souricière – a construit son nouveau projet comme un long-mètrage. Rendu tout petit à côté du compositeur italien Luppi Daniele et au milieu d’anciens musiciens du grand Ennio Morricone, il va enregistrer à Rome ce qui ressemble de près comme de loin à un film sans images, à une « Cosa nostra » de la bande originale, le tout à l’ancienne, en analogique.
Entrecoupé d’interludes, l’album éponyme est une source scénaristique enchantée, l’imaginarium du Docteur Danger Mouse, à l’ambiance western multicolore. Laissant libre court à notre imagination, « Rome » réveille la fibre chimérique dans le cerveau de ceux qui aiment la bonne musique. En toile de fond nostalgique, Danger Mouse parodie Ennio Morricone, au sens noble du terme. Invité pour une des multiples choses qu’il maîtrise, l’aussi impressionnant qu’omniprésent Jack White chanteur semble aliéné par une interprétation à la fois funèbre et envoutante, englué dans une mélasse rêveuse (« The rose with a broken neck », « Two against one »). Il réussit étonnamment à se dépêtrer d’une aura au départ presque trop lourde pour lui, l’homme fort du Rock des années 2000, à-demi écrasé par le poids de l’illustre talent de ses accompagnants. Pour le reste, la grosse surprise vient de Norah Jones. Conviée tendrement et presque méconnaissable, la crooneuse effectue la reconversion parfaite qu’aurait pu, qu’aurait dû, envisager Amy Winehouse si celle-ci n’était pas tombée aussi bas dans l’irrécupérabilité. Groove sensuel, atomes crochus en duel, la voix de Norah fait corps avec un érotisme qu’on ne lui connaissait pas (l’incroyable « Season’s trees », « Black », « Problem queen »). Sa douceur vocale suit parfaitement la rythmique basse groovy, comme une sirène suivrait un chalutier d’éphèbes virils prêt à chavirer. Trop tard, l’envie de la prendre, avec tout ce qui traîne sur le bar, ne vous quittera plus de tout le disque. Mais ce qui frappe le plus dans cet album, c’est la beauté et la grâce des morceaux instrumentaux. On sait désormais à qui on a affaire. L’ouverture d’une boîte à musique déroutante sur « Morning fog », les violons doublés de choeurs mélancoliques d' »Her hollow ways », le récital vintage de « Gambling priest », le psychédélisme absorbant de « The matador has fallen »: les images se prêtent au jeu des notes et des harmonies. « Rome » est indéniablement le plus beau disque de ce printemps, un one-shot charmeur, raffiné et subtil, un album d’autant plus splendide qu’on en redemande. Sacralisée à travers l’orchestration de films légendaires, l’importance historique d’Ennio Morricone se mesure également et entièrement ici, dans cette confrontation à la jeune génération respectueuse et à la hauteur de son talent. Grand disque recherche place dans votre discothèque, tout sauf désespérément.
Disponible en CD Digipack: « Rome », Danger Mouse et Luppi Daniele
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