Quelques mots
Il est parfois de ces concerts où les mots ne suffisent pas à en décrire toute la magie. Ce fut le cas ce soir-là Fri-Son où une formidable épopée musicale se tint, orchestrée par un génie du prog rock. Car oui, Steven Wilson en est un, de par son incroyable production musicale, notamment avec Porcupine Tree et aujourd’hui son projet solo, mais aussi par ce don d’intégrer différents ingrédients à son style avec un goût et une maîtrise hors du commun.
Toutefois cette étiquette, rock progressif, SW ne l’aime pas car elle n’a plus de sens de nos jours à son avis. A une certaine époque elle en avait, car on cherchait à repousser les limites techniques et améliorer les compositions en innovant par l’hybridation et c’était bien le lien entre tous ces groupes qui avaient parfois peu en commun. Hors de nos jours le mélange a atteint un tel point qu’il est difficile de se targuer d’innover. Finalement est-ce que cela doit être une fin en soi pour faire de la bonne musique ? De l’avis de SW, c’est plus la vision personnelle de l’artiste à utiliser les différentes ressources musicales qui importe et dans ce sens beaucoup d’illustres prédécesseurs s’y seraient joint.
Coup d’oeil sur le nouvel opus
Son dernier « concept album », Hand. Cannot. Erase. en est un parfait exemple. Tout en restant rock, il y mélange allégrement des influences jazz, funk, folk, métal, etc. et utilise encore parfois l’art de la « through-composition » afin d’en suivre la forme narrative. C’est d’ailleurs assez commun aux groupes qui ont commencé à faire de la musique progressive pour casser le schéma traditionnel refrain-couplet-pont des chansons de l’époque et de donner complexité et profondeur. La musique suit le chemin de l’histoire ou du texte sans quasiment jamais se retourner sur elle-même. La technique de date pas d’hier car on trouve cela déjà dans le madrigal de la Renaissance, dans le lied allemand de Schubert (Der Erlkönig), dans l’écriture post-romantique (Sibelius, Le retour de Lemminkaïnen, 7ème symphonie, Richard Strauss, Ariadne auf Naxos) et plus récemment dans la musique des Beatles (Happiness Is a Warm Gun). Mais dans le cas présent on sent bien en écoutant que cela n’est plus vraiment le cas. On retrouve souvent des formes de refrains-couplet, mais ces dernières sont souvent enrichies par de grandes sections instrumentales qui tantôt développe ou tantôt entre en rupture totale ce qui désarçonne un peu parfois.
L’album s’appuie sur une histoire vraie, celle Joyce, une jeune londonienne, retrouvée morte au bout de deux ans dans son appartement sans que personne ni ses « amis » ne se soit inquiété de sa disparition. Cela bouleversa profondément et SW décida, peut-être pour honorer sa mémoire, de faire une allégorie sur cette vie au cœur des grandes villes ou chacun peut disparaître, fondu dans la masse, bercé par l’illusion d’être connecté et rongé par un profond mal être.
Certains ont pu lui reprocher cette perte de radicalisme, voire d’élitisme ? Il n’empêche que son public c’est ainsi sensiblement élargi de part une simplicité apparente mélangée à cette grande diversité de genres. Et du coup il n’était pas étonnant de voir ce soir des spectateurs de tout bord, certains espérant se remémorer la puissance sonore de Porcupine Tree, d’autres le côté groovy et jungle de No-Man, ou simplement avoir son lot de belles ballades baignant dans des atmosphères psychédéliques. Et comme il a tendance à faire largement tourner ses setlists au travers d’un répertoire bien fourni, plusieurs étaient simplement venus depuis Zürich pour assister à la suite de l’histoire.
Le concert
Il est donc là ce soir, rien que pour nous, avec ses musiciens fabuleux tout disposés à envoyer en pleine face deux heures de spectacle. Évidemment Hand. Cannot. Erase. est à l’honneur de la tournée et c’est par la très belle introduction au piano d’Adam Holzman sur First Regret que tout commença, enchainé de 3 Years Older et sa grande ouverture de guitares débouchant sur une splendide ballade centrale, SW troquant son électrique contre une guitare folk pour raconter l’histoire de cette personne, apparemment heureuse mais qui se sent étouffée par l’amour, préférant continuer son chemin dans la solitude à la quête d’une liberté apparente, trouvant l’existence plus simple sans personne avec qui la partager. Sans avoir de prise sur le temps qui passe, elle médite sur cette vie qui s’agite et dont elle se sent de plus en plus étrangère, en proie au regret et à l’amertume dont la section finale se fait écho dans une grande méditation instrumentale, reprenant le thème de l’ouverture, mais bousculée et bien plus « heavy », transpercée le psychédélisme de l’orgue Hammond et le solo tourmentée de Kilminster à la guitare. La parenthèse se referme et l’existence inexorablement reprend son cours dans laquelle le bien paraître est de mise, mais elle est seule… Puis vient Hand. Cannot. Erase [this love], belle chanson d’amour de forme très simple mais pleine d’espoir avant de laisser place à Routine, malheureusement sans la participation de la chanteuse, Ninet Tayeb (sigh…). C’est une ballade triste glissant d’un folk tout empreint de solitude vers une angoisse plus métallique qui surgit brusquement, mêlée de cette routine qui se répète inlassablement pour supporter l’insupportable. Au final reste le souvenir de ce matin où elle vit ses enfants pour la dernière fois, souvenir lointain que cette mère voudrait ne pas laisser s’envoler.
Index (Grace for Drowing), introduit par les claps des musiciens vient donner une couleur post-rock à cette épopée. Mécanique et anxiogène, ce collectionneur n’a pas d’état d’âme, il rassemble, catégorise, indexe tel une machine qui martèle son crédo dans une version bien plus électrique que celle de l’album.
On continue sur cette lancée avec Home Invasion, grande allégorie au caractère intrusif et superficiel des réseaux sociaux au travers desquels il est possible de se réinventer une vie en quelques click, déterminée et implacable dans une première partie bien heavy et stoner ou éloquente rock et jazzy dans la deuxième section ou plus cool et funky dans la troisième, entrecoupée de parties plus atmosphériques. Pour l’occasion, le bassiste, Nick Beggs a sorti son « Chapman Stick » afin de balancer quelques slides bien affutés. Le tout explose dans Regret #9 transformant la scène en cours de récréation pour solistes déchainés. D’abord c’est au tour de Holzman aux synthés de balancer la sauce, très spacey et psyché, puis Kilminster s’invite à la fête dans une impro rappelant de bien belles pages du hard rock avec l’éloquence dont il a le secret. SW en maître de cérémonie termine, dispersant ses notes dans l’atmosphère. Phénoménal et Craig Blundell, quel batteur incroyable !
« La chanson suivante est une de mes favorites « lance SW pour annoncer Insurgence (éponyme). Une composition toute en suspension propre à nous plonger dans un rêve. »Le son du heavy metal a été vraiment sur-utilisé ces dernières années… Mais cela ne veut pas dire que je n’aime pas ça ! », histoire de remettre les pendules à l’heure, cette fois c’est une autre partie du public qui exulte avant se ramasser en pleine face un Open Car hors contrôle. Quant à My Book of Regrets, c’est une nouvelle chanson qui apparaîtra sur son prochain mini-album qui devrait apparaître en début 2016 sauf erreur.
D’autres épisodes magnifiques vinrent illuminer cette soirée, comme Ancestral ou Happy Returns / Ascendent provenant du dernier opus ou aussi de Porcupine Tree à l’instar de Lazarus, une très belle balade, le mystérieux Dark Matter, ainsi que Sleep Together. Les musiciens clôturèrent sur le très poignant Raven That Refused to Sing que beaucoup attendaient (moi, y compris) comme le messie, refermant un show vraiment immersif, renforcé par l’écran de projection, très intense, dont beaucoup se souviendront émus par une telle générosité artistique.
Galerie
Un immense merci à Daniel Strub, Séb Mory et Stéphane Stemutz de m’avoir mis à disposition leurs splendides photos !
Quelques liens
Discographie complète de Steven Wilson… bon courage !
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