PALMARES 2011
Sauver le rock n’est pas une mince affaire. Et plus les années passent, plus on constate qu’il y a de moins en moins d’objets cultes à emporter dans la tombe. Du moment que les Stones et les Beatles y sont déjà… voici donc treize albums qui ont fait 2011. Pourquoi treize? Et pourquoi pas? En bon superstitieux, 2011 fut une des années les plus pauvres dans l’histoire de la musique, alors si on peut titiller les voodoo du rock, on ne va pas se gêner. Le calme avant la tempête?
La cerise de l’année vient du Canada, patrie de Neil Young et de feu Vic Chesnutt. Quel meilleur moyen pour célébrer la mort tragique de ce dernier que ce « Demons » des Cowboy Junkies, deuxième disque d’une quadrilogie « Nomad Series » commencée il y a un an et demi? En effet, les canadiens honorent leur quart de siècle musical à travers un concept étalé sur dix-huit mois, sorte de quatres saisons Rock à la pointe de l’originalité et… tellement indé. Ainsi, « Renmin Park » (juin 2010), enregistré en Chine, avait ouvert le bal, suivi d’une relecture sublime du répertoire de Vic Chesnutt sur « Demons » (février 2011), ponctué par un « Sing in my Meadow » (novembre 2011) brut et psychédélique, et en attendant « Wilderness » (mars 2012). Le projet gagne en dureté au fil des disques et s’inscrit parfaitement dans la trajectoire de ce groupe familial au talent discret et qui, à coups d’albums réussis, secoue facilement la fourmilière indie. Leur « Trinity sessions » d’il y a vingt ans leur ont donné une légitimité haut de gamme qui se traduit aujourd’hui par ces « Nomad Series », où s’enchainent folk, blues, country, americana, covers et post-rock dans un fourre-tout tout sauf consensuel, en attendant le chapitre final. On n’a pas trouvé mieux cette année, c’est dire. Les Cowboys Junkies, ou le Rock sur le bout des doigts.
La sortie de « Let England Shake » en a déconcerté plus d’un. En première ligne, ceux qui refusent de voir grandir Polly Jean, ceux qui l’enferment dans la case blues torturé, obsolète depuis un bout de temps. Assagie depuis « White Chalk » (2007), l’anglaise se met à parler des autres et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle le fait à merveille. Ornée d’un chapeau noir corbeau, P.J. Harvey adouci son propos en chantant le malheur qui nous entoure et qui fait des hommes des êtres assez bêtes pour s’entretuer. Enregistré dans la profondeur d’une église du XIXème, l’album traîne une ambiance plutôt froide et cynique, où la voix aérienne de P.J. et l’écho grave et terrien de John Parish se marient à merveille. Ce « Let England shake » témoigne d’une artiste qui chante comme elle respire.
T. Model Ford affiche 90 au compteur: pas en « miles » mais bien en années. Pas sûr que les moteurs du même nom vieillissent aussi bien. Bluesman à temps partiel, entre séjours en prison et jobs miteux, il le reconnait lui-même dans un ricanement long comme le manche: il a passé plus de temps en taule que sur scène à proposer ce qu’il sait faire de mieux, du blues, du vrai, une musique rugueuse qui écorche les pieds comme une plage de gravier. « Taledragger » est l’addition parfaite du charisme éternel et de la fougue jeunesse. Accompagné de jeunes loups de Seattle (les « Gravelroad ») qui, tous additionnés, arrivent péniblement aux deux tiers de son âge, T. Model Ford, dents blanches et sourire carnassier, fait figure de patriarche diabolique. Tout est réuni pour escorter son timbre teigneux sur des mélodies hérétiques et un boogie démoniaque. On sait désormais à qui les Black Keys ont tout pompé. « Taledragger » rend hommage à la légende, au Blues, un truc né dans les années 20 qui dératise le canal auditif à grands coup de binaire.
Avant de remercier leur producteur de luxe Josh Homme (des QOTSA), les Arctic Monkeys peuvent remercier les Smiths. Sur un plan mathématiquement canin (qui multiplie chaque année par sept), les cinq ans d’existence du groupe leur donnerait 35 ans, soit l’équivalent de la bande à Morrissey, groupe phare des années 80 (sans qui fooltitude de Libertines ou autres n’auraient vu le jour). Sans aucunes intentions de clébards en chaleur, le gang de Sheffield a progressé, sublimé ses talents et élargi ses aptitudes.« Suck it and see » sent le souffre en évitant le piège de la rockstar. Cette bande de singes-potes est plus que jamais installée dans une consécration artistique, une séduction up-tempo, un juste milieu entre le grand-ouest américain et les bas-fonds de la perfide Albion, avec un arrière goût prononcé de space porridge saveur chichon sudiste. Excellents, surprenants, largement à la hauteur des attentes, les Arctics Monkeys sont bel et bien LE groupe anglais du moment, et une fois de plus, ils ne se contenteront pas des cacahuètes.
Rome ne s’est pas construit en un jour. Et encore moins par qui l’on croit. Penchant black à l’autre collectionneur de binômes Jack White, Danger Mouse s’immisce ici dans un univers que l’on croyait à des années lumières de son passé « crazy » (Gnarls Barkley). Et c’est justement en compagnie de l’ex-White Stripes qu’il signe son meilleur disque, pour plusieurs raisons. Entrecoupé d’interludes, l’album éponyme est une source scénaristique enchantée, l’imaginarium du Docteur Danger Mouse, à l’ambiance western multicolore. En toile de fond nostalgique, Danger Mouse parodie Ennio Morricone, au sens noble du terme et pour le reste, la grosse surprise vient de Norah Jones. Conviée tendrement et presque méconnaissable, la crooneuse effectue la reconversion parfaite qu’aurait pu, qu’aurait dû, envisager Amy Winehouse si son destin s’était projeté au-delà du cap fatidique des 27 ans. Groove sensuel, atomes crochus en duel, la voix de Norah fait corps avec un érotisme qu’on ne lui connaissait pas. Grand disque recherche place dans votre discothèque, tout sauf désespérément.
Unique rescapé des Allman Brothers, Gregg est un emblème du Blues blanc. Lorsque le producteur T Bone Burnett lui met le grapin dessus, en ayant l’intime conviciton d’alchimiser son timbre et sa chaleur vocale irradiante, Gregg Allman va réunir une flopée de musiciens tous ausi prestigieux les uns que les autres pour l’entourer. Banco. Chargé comme une moiteur sudiste, ce recueil de classiques blues rouvre pour la énième fois la parenthèse d’un style qui ne vieillira jamais et qui s’enrichit toujours un peu plus à chaque réinterprétation. Les maîtres du genre y sont anoblis, l’album couvre un large spectre et nous trimballe de Chicago au Delta du Mississipi. En bourrasque nostalgique qui rattrape la chamade dans son coeur fatigué de rider, « Low country blues » est un sans faute. Bravo à cet artiste qui n’a eu qu’une reconnaissance discrète mais qui mérite sa place parmi les plus grands.
« Grand Lièvre ». L’espèce protégée aux grandes oreilles disparaît peu à peu du paysage campagnard, pendant que les artistes de la trempe de Jean-Louis Murat ne se comptent plus que sur le bout des battoirs. A contre-courant de l’obédience d’une variété virant de plus en plus dangereusement au folklore pathétique, l’auvergnat avance d’une manière toujours plus solitaire. A mesure que sa carrière s’enrichit, on se demande où cet immense puzzle dérisoire de la condition humaine commencé il y a trente ans se finira. En une vingtaine d’albums, Murat aura transformé, à la force des mots et d’un talent littéraire hors normes, l’amour, la solitude, l’intimité ou le doute: tout ce qu’il y a de plus humain, en soit. Murat s’attaque une fois encore aux épisodes de la vie: une vie sanglante, rurale et terroir, une vie d’ennui à laquelle seule sa musique daigne donner un sens. L’auvergnat indomptable, même s’il finit un jour seul sur son chemin, ne vendra ni ses prés ni son âme. Après tout, chanter est sa façon d’errer…
L’injustice touche aussi le milieu du Rock. Snobé? Oublié? Pour la plupart des gens, Portugal the Man passe au mieux pour une bande ressemblant vaguement à Arcade Fire, au pire pour un groupe au nom insolite faisant plus penser à un début de phrase pas finie qu’à un sauveur potentiel du rock. A défaut de contracter un potentiel commercial surpuissant, Portugal the Man affiche davantage de maturité que ceux que l’on reconnait le plus dans leur disque: les MGMT. « In the mountain in the cloud » nage gaiement dans un flower-power moderne, fait feu de tout bois et gonfle comme une carte postale au milieu des flammes. Sans aucune incursion électronique, le groupe tire profit d’un psychédélisme emmagasiné, recyclé, et soufflé avec sourdine « peace and love » au bout de la tige. Mort clinique sur tapis de fleurs.
R.E.M. n’ont jamais été aussi bon que quand ils font ce qu’on leur demande: une musique empreinte de gravité et de mystère, oscillant entre calme et violence. Mettant de côté des idées politiques exacerbées, « Collapse into now » sonne intemporel et se juxtapose parfaitement à « Out of time » paru en 1991. L’album semble prêt à faire péter les derniers néons du monde et appelle les fidèles nostalgiques dans un bain de jouvence éternelle, en mettant l’accent sur le raffinement d’un groupe devenu l’un des rares classiques de notre temps. A ceux qui y voient une redondance barbante et nullement enthousiasmante, « Collapse into now » leur renverra une identité retrouvée et une pêche ressuscitée qui cachait en fait une séparation à l’amiable. Ce split gâche certes un peu la fête mais peut-on réellement leur en vouloir?
La question n’est pas de savoir si l’on aime Oasis ou pas. Et pour beaucoup, le frère Noël est une ordure. La raison? L’ainée des Gallagher est parti seul d’Oasis avec les clés du camion. Noel Gallagher a choisi la voie des outsiders, a mis ses peurs de côté et son talent face avant. Mais Noel, dans une étonnante modestie, va même jusqu’à snober la provoc’ en « four letter word » de son cadet. On peut même dire que le désenchantement déserte totalement les dix titres de ce « High flying birds ». Profonds et généreux, les morceaux donnent au revival nineties une raison d’exister, en baise-main d’un égo mis au service de la simplicité pop, quand ce n’est pas pour servir l’audace du mec sûr de soi. La confiance sied merveilleusement à son auteur et la faiblesse attendra. Noel Gallagher est « ce » songwriter que le siècle attendra indéfiniment. Cent années qui se raviseront au souvenir de chevauchées orchestrales majestueuses et de cavalcades psychés d’une sacro-sainte authenticité. Comme à chaque fois, la fibre « ga-gallagher » a défié les modes et arrêté l’horloge le temps d’un album.
Impossible de mettre un frangin et pas l’autre. Après la séparation brutale d’Oasis dès la fin de la tournée du majestueux « Dig out your soul » (2009), tous les fans attendaient l’étincelle solo du frérot supposé intelligent (Noël). C’est le cadet impulsif au timbre corrosif (Liam) qui se manifesta le premier après avoir raflé les trois quarts du groupe au nez et à la barbe de son ainé. Le problème? Il a oublié de prendre les chansons. Mais quand même. « Different gear, still speeding » a l’ambition utopique de balayer le meilleur de son ancien groupe et d’abreuver d’un mirage brit-rock ses fans assoiffés et en stand-by au milieu du désert: l’heure de Beady Eye est venue. Dans un hommage quasi unanime à Lennon et au Beatles, Beady Eye met un peu d’électricité dans la discographie d’une icône assassiné lâchement il y a 30 ans aux pieds de son hôtel, tandis que le reste ressemble plus à des faces B d’Oasis jamais mises en exergue. Un finger tendu, un ou deux crachats entre deux gorgés de bière anglaise, trois jurons dans une phrase de cinq mots: that’s the fuckin’ way of this fuckin’ life chez Gallagher. On salue le geste. Parce qu’on aime les teigneux.
Après la séparation de ses « Rascals », Miles Kane va prouver au public que dans un monde où tout s’accélère, il est souvent indispensable d’accrocher le train du flashback musical pour pondre un bon disque. C’est sur, tout dans ce disque est pompé aux glorieuses 60′s. C’est sur, The Coral a fait bien mieux il y a pas si longtemps en rasant à tort les murs des mass média. Question de tempérament. Prenons le problème à l’envers, disons que l’héritage a fonctionné, que l’insouciance créative d’il y a quarante ans s’est propagé, mieux il a encouragé la psychanalyse musicale d’un ex-Rascal. C’est de bonne guerre. Miles Kane file un coup de vieux à ceux qui ne voient en lui qu’un copieur. L’exigence mélodique de Scott Walker, la classe de Paul Mac Cartney et l’harmonie sentimentale de John Lennon sont l’essence même de ce « Colour of the trap » qui ne tombe pas loin de la démonstration. Miles Kane ne paraît jamais submergé par ses influences et laisse une place conséquente à sa propre identité, transpirant jusqu’à la fin d’un prestige mélancolique. Le britrock peut compter sur lui.
Kasabian détestent la popularité de Manchester United, ils préfèrent la bière fraîche à l’earl grey traditionnel et sont adoubés depuis leurs débuts par les frangins Gallagher. Suffisant pour se faire détester par les fans de Coldplay, Keane, Muse ou autres stars de la pop en sachet. Le succès nourrit l’ambition, et, galvanisé par le triomphe crescendo de leurs trois précédents albums, le quatuor a décidé cette fois d’enjamber les dernières barrières qui empêchent trop souvent la majeur partie des groupes anglais d’atteindre les sommets. Pourquoi se priver? Ce « Velociraptor » n’a pas peur d’oser la modernité. Déjà bien marqué par l’empreinte griffée du groupe, il expose clairement des intentions véloces, autoritaires, et un gros désir d’amplitude. Prêt à faire sécher ses disques d’or au milieu des lambeaux de peau des vieux dinosaures, le gang de Leicester met toute l’espèce rock face son évolution. « Velociraptor » ne contentera certes pas tout le monde hors du Royaume-uni mais va repousser un peu plus loin les limites du genre. Oui, frôler l’autosuffisance a parfois du bon.
2011, une année qui s’est terminée mieux qu’elle n’avait commencée. Le Rock change un peu mais le constat reste le même: c’était mieux avant. Joyeux Noël.
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