On le sait, Vertigo est une collection mythique. Créée en 1993 pour soutenir une nouvelle génération d’auteur au récit novateur et rafraichissant, tels Neil Gaiman, Peter Milligan et Grant Morrison, Vertigo est devenu une quasi-institution. Avec des séries comme Preacher, Transmetropolitan, Fables, Sandman, Swampthing, 100 Bullets, Hellblazer… pour ne citer qu’eux, la ligne éditoriale de Vertigo a toujours su surprendre son lectorat et continue toujours aujourd’hui avec de nouveaux concepts originaux et passionnants. C’est dans cette optique que Luna Park voit le jour.
Ecrivain de la série acclamée Dreamland, Kevin Baker signe ici son premier scénario de comic-book. Pour cela, il s’associe avec le talentueux Danijel Zezelj, dessinateur de Loveless (avec Azzarello), de Scalped (avec Jason Aaron) de Northlanders et de DMZ (les deux avec Brian Wood). A eux deux, ils créent un univers à mi-chemin entre polar, roman historique et mysticisme, un univers perturbant et fascinant, qui fait de cette minisérie (160 pages) une curiosité rare, dont la lecture marque un radical changement dans nos habitudes de comic-o-phile.
Usurier à la petite semaine pour un mafieux du coin, Alik Strelnikov mène une vie minable, entre tabassages, drogues et errances. Ses seuls plaisirs sont l’évasion par l’héroïne, la nostalgie des parcs d’attractions qu’il adorait étant enfant et Marina, une voyante prostitué, avec qui il passe ses nuits. Mais Alik n’a pas toujours été comme ça. Alors qu’il participait à la guerre tchétchène, une sublime idylle naquit entre lui et une fille du pays : une certaine Mariam. Mais rapidement le destin les pris de court, quand Mariam le trahit et se fit tuer dans une embuscade. Depuis, Alik n’est plus le même et il a finit par traîner son malheur jusqu’à Coney Island, cette île new-yorkaise où les luna parks abandonnés sont légion et où la misère humaine rampent à chaque coin de rue. L’avenir qu’il voit avec Marina sera-t-il aussi sanglant que celui qu’il connut auparavant ?
Album au récit empli d’une aura mystérieuse et hypnotisante, Luna Park ne ressemble à rien d’identifiable. Si on retrouve un goût de 100 Bullets ou encore une touche à la Donald Westlake, on découvre surtout un style littéraire bien marqué, qui creuse immédiatement un fossé avec le reste de la production actuelle. Ici, les captures de voie-off sont nombreuses et ce sont elles qui rythment les pages. Elles nous guident à travers les différentes vies et errances d’Alik et nous offre un point de vue omniscient à travers les méandres des évènements, aussi étranges ou invraisemblables qu’ils soient. Car la construction de l’intrigue, son déroulement et les divers niveaux de lecture sont eux aussi d’une nature plus littéraire que purement scénaristique. Entre rêve et réalité, on n’a jamais vraiment sûr de bien saisir la véracité et la chronologie de la vie d’Alik. Est-ce seulement sa vie ou la vie d’un ancêtre ? Quel rôle joue ses femmes qui ponctuent ses vies et qui ne cesse de le trahir, de gâcher la destinée d’un héros en mal de quête. Toute ces questions ne trouvent d’ailleurs qu’une part de réponse à l’issue de la lecture et entretiennent encore plus le mystère qui enveloppe cette histoire. Kevin Baker se sert ainsi de son expérience d’écrivain pour amener au neuvième art une dimension plus profonde, une maîtrise de la cassure de rythme impressionnant et surtout un style qui, au lieu de s’empêtrer entre roman graphique et codes du comic, transcende le genre en y apportant une ampleur inédite et, du coup, passionnante.
Autre aspect singulier de Luna Park : le mysticisme qui y règne. Voguant entre plusieurs récits et plusieurs époques historiques, Baker adopte une prose lyrique, quasi-rituelle par moment. Si on ajoute la nature même du personnage féminin, qui fait traverser les âges et les destins à Alik, on se retrouve avec de longues séquences d’une poésie incroyable et d’une dureté mélancolique sans égale. On a vraiment l’impression d’être dans un rêve, dans les souvenirs flous et maladifs d’une personne hantée par ses fantômes. Encore une fois, l’omniprésence de la voie-off nous met en position passive devant les situations dépeintes et nous donne la sensation de littéralement survoler la ou les vie(s) d’Alik.
Élément également plus qu’indispensable, qui sublime le texte, le graphisme est tout simplement renversant. Le trait brut et buriné de Zezelj appuis la fatalité et la brutalité du récit, salissant chaque page d’une beauté à la noirceur glaçante. La force d’évocation et le symbolisme parcourant chaque image est par moment tellement puissant qu’il scotche notre regard sur l’ensemble du dessin. On en oublie alors les détails pour mieux ressentir la force du trait, des visages et des regards. En y appliquant les couleurs du surdoué Dave Stewart, coloriste attitré de Mignola et lauréat de sept Eisner Awards, on obtient une expérience visuelle d’une dureté rare et d’une beauté pourtant captivante.
Luna Park fut un réel plaisir pour moi et une des rares fois où j’ai eu du mal à faire des pauses pendant la lecture, tellement cet univers unique me captivait. Ma première impression ne fut pas dévalorisée par le contenu, comme c’est souvent le cas avec les belles couvertures que l’ont voies souvent. Celle-ci est aussi sublime que les planches elles-mêmes et cela mérite d’être cité.
Captivant et fascinant, Luna Park est un petit OVNI du comic, qui même s’il reprend ses codes, s’en détache avec un style maîtrisé et original. A découvrir !
Laisser un commentaire