Cela fait plusieurs années que la mode des intégrales s’est installée dans les catalogues des éditeurs de bande dessinée. Précurseur et leader sur ce marché, les éditeurs Dupuis-Dargaud-Lombard ont été les premiers à ressortir de leur fond de vieilles séries cultes qui n’étaient quasiment plus disponibles, en leur offrant des rééditions sublimes, par ordre chronologique de parution et agrémentées de documentation précieuse. Et après Jonathan, Tif et Tondu, Spirou et Fantasio, Michel Vaillant ou encore Blueberry, c’est aujourd’hui au tour des Schtroumpfs de voir le début de leurs aventures rassemblées dans une nouvelle intégrale.
Couvrant la période allant de 1958 à 1966, cette première intégrale rassemble huit histoires parues dans les quatre premiers volumes de la série. On retrouve ainsi cinq histoires courtes (Le Schtroumpf volant, Le voleur de Schtroumpfs, Schtroumpfonie en ut, L’œuf et les Schtroumpfs et La faim des Schtroumpfs) articulées autour de trois récits plus longs (Les Schtroumpfs noirs, Le Schtroumpfissime et La Schtroumpfette). Et si les histoires courtes sont majoritairement de simples aventures, mêlant action, humour et divertissement, ce sont surtout les longs récits qui surprennent par leurs thématiques à l’intelligence et à la subtilité inattendues.
Je dis « inattendues », car c’est à l’âge de neuf que j’ai découvert Les Schtroumpfs et qu’à l’époque je n’étais pas capable de saisir le sens de toutes leurs aventures. En les relisant aujourd’hui, plus de quinze ans plus tard, je réalise à quel point Peyo (souvent assisté de Delporte au scénario) avait un talent de conteur incroyable et une intelligence des situations rare.
Ainsi, dans Les Schtroumpfs noirs, on assiste à un scénario d’épidémie, voire même de zombie-flick. Les Schtroumpfs contaminés ne parlent pas mais font Gnap ! Gnap !, ils répandent le virus en mordant les autres Schtroumpfs et menacent la survie de l’espèce entière. On y assiste même à une bataille rangée entre les deux camps et à la désormais classique recherche d’un antidote. Tous les symptômes sont donc réunis dans cette aventure de seulement vingt pages, plus de quarante ans avant le phénomène zombie des années 2000 et même une décennie avant le film précurseur du genre de George A. Romero, Night of the living-dead.
Autre surprise (et de taille !) de cette relecture adulte des Schtroumpfs : le sous-texte engagé du Schtroumpfissime. Le Grand Schtroumpf doit s’absenter plusieurs jours pour cueillir une herbe rare et les Schtroumpfs se retrouvent alors sans chef. Les désaccords et les chamailleries commencent et ils décident d’élire au suffrage universel un chef temporaire. Un des Schtroumpfs se dit alors que s’il fait des promesses différentes aux autres, ils voteront tous pour lui. Et c’est exactement ce qu’il se passe. Et une fois élu, il se comporte en véritable despote mégalomane et cruel. Avec cette aventure, Peyo dénonce ainsi la manipulation des masses par les candidats politiques en campagne électorale et l’installation progressive du totalitarisme et son fonctionnement, mais il met aussi en avant la réaction du peuple par la mise en place d’une rébellion organisée. Bien-sûr, cette interprétation intellectualise le récit, mais elle est néanmoins bien présente dans chaque planche du Schtroumpfissime. Ce qui étonne encore plus, c’est la simplicité et l’efficacité avec lesquelles l’auteur fait passer ces thématiques, tout en gardant en vue l’aspect divertissant du récit : encore une preuve du génie de Peyo.
Enfin dans La Schroumpfette, on assiste à une aventure polémique dont on ne sait toujours pas si elle est voulue ou non. En effet, Peyo présente la Schtroumpfette d’un point de vue pour le moins misogyne. Elle est énervante, manipulatrice, source de jalousies multiples et seulement capable de coudre ou cuisiner. La formule magique énoncée par Gargamel lors de sa création fera bondir les féministes de l’époque (1966) : « Un brin de coquetterie… Une solide couche de parti paris… Trois larmes de crocodile… Une cervelle de linotte… De la poudre de langue de vipère… » Même si Peyo indique en notes de bas-de-page que « Ce texte n’engage que la responsabilité de l’auteur du grimoire Magicae Formulae, Editions Belzébuth », la controverse courra longtemps, forçant Peyo à trouver une fin plus rapide que prévue à son histoire et à ne faire revenir ce personnage que très longtemps après. Quoi qu’il en soit (provocation ou vraie misogynie), La Schtroumpfette reste encore aujourd’hui un des récits fondateurs du mythe des Schtroumpfs et un des plus aimé, car on y voit ce petit peuple confronté à quelque chose d’étranger, d’inattendu, devant laquelle ils n’ont que peu de pouvoir (car ils sont sous son charme) et qui pourtant leur ressemble beaucoup.
Je finirais juste par aborder l’histoire courte La faim des Schtroumpfs, qui nous parle de famine et d’exode, et même très brièvement de cannibalisme, en faisant une référence aux Survivants, livre et film tirés d’un fait réel où les passagers d’un avion crashé avait tiré à la courte paille pour savoir qui serait mangé en premier pour assurer la possible survie des autres. Autant vous dire mon étonnement devant cette référence que, bien-sûr, je n’avais pas compris à neuf ans…
En dehors de ces pages de BD déjà connues et publiées dans les albums de la série, on retrouve une quarantaine de pages sur l’histoire de la création des petits hommes bleus et sur leurs premiers pas dans le monde de la bande dessinée. Essentiellement tirées de la biographie Peyo l’enchanteur d’Hugues Dayez, toutes ces informations sont passionnantes et nous font découvrir un monde et une époque insoupçonnés. De la blague de Peyo à Franquin, qui ne se rappelait plus comment on disait « salière » et qui dit « Tu peux me passer la schtroumpf ! » à la place, à la valse des assistants du Studio Peyo (Walthéry, Derib, Gos…), en passant par la réaction de la femme de l’auteur à l’histoire de La Schtroumpfette, cette lecture est très enrichissante et nous montre l’envers du décor d’une des séries jeunesse BD les plus appréciées depuis sa création. Le tout est bien-sûr agrémenté de photos d’époque, de couvertures du Journal de Spirou, de publicités mettant en scène les Schtroumpfs et même de la première version complète des Schtroumpfs noirs, parue sous forme de mini-récit à découper et plier, dans le Journal de Spirou du 2 juillet 1959.
Ce premier volume de l’Intégrale des Schtroumpfs est donc une magnifique occasion de redécouvrir ces personnages si emblématiques de la bande dessinée franco-belge, leur richesse, leur fous-rires et leurs sujets plutôt sérieux. Qu’on soit enfant… ou adulte !
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