Les chants d’Hubert-Felix Thiefaine
Mes parents m’ont bercée avec Thiéfaine, chantant quelques airs pour m’endormir le soir comme Je t’en remets au vent ou Stalag-Tilt. Petite, les textes du chanteur résonnaient comme des comptines : La Cancoillotte, Anaïs, Maison Borniol ou encore l’agence des amants de madame Muller me faisaient tout autant rire que La famille Tortue et Pirouette Cacahuètes.
A l’adolescence, la poésie de ses paroles me bouleversait, sorte de mode d’emploi idéal à la mélancolie et aux contradictions qu’englobe l’âge ingrat. J’ai usé jusqu’à la corde le vinyle de l’album Soleil cherche Futur .
Adulte, j’embrassais toute la culture, les références, la maîtrise de la langue et la complexité de l’univers de l’artiste. Je serais incapable de faire un classement de mes chansons préférées de Hubert-Felix mais s’il y en a une qui m’a profondément touchée, c’est Les dingues et les Paumés.
Elle m’initiait à tant de sentiments, posait des mots sur des émotions et m’ouvrait tant de livres, dont un qui me troublait : Les Chants de Maldoror du Comte de Lautréamont.
Les Dingues et les Paumés
Les dingues et les paumés jouent avec leurs manies
Dans leurs chambres blindées, leurs fleurs sont carnivores
Et quand leurs monstres crient trop près de la sortie
Ils accouchent des scorpions et pleurent des mandragores
Et leurs aéroports se transforment en bunkers
À quatre heures du matin derrière un téléphone
Quand leurs voix qui s’appellent se changent en revolvers
Et s’invitent à calter en se gueulant come on
Les dingues et les paumés se cherchent sous la pluie
Et se font boire le sang de leurs visions perdues
Et dans leurs yeux-mescal masquant leur nostalgie
Ils voient se dérouler la fin d’une inconnue
Ils voient des rois-fantômes sur des flippers en ruine
Crachant l’amour-folie de leurs nuits-métropoles.
Ils croient voir venir Dieu ils relisent Hölderlin
Et retombent dans leurs bras glacés de baby-doll
Les dingues et les paumés se traînent chez les Borgia
Suivis d’un vieil écho jouant du rock ‘n’ roll
Puis s’enfoncent comme des rats dans leurs banlieues by night
Essayant d’accrocher un regard à leur khôl
Et lorsque leurs tumbas jouent à guichet fermé
Ils tournent dans un cachot avec la gueule en moins
Et sont comme les joueurs courant décapités
Ramasser leurs jetons chez les dealers du coin
Les dingues et les paumés s’arrachent leur placenta
Et se greffent un pavé à la place du cerveau
Puis s’offrent des mygales au bout d’un bazooka
En se faisant danser jusqu’au dernier mambo
Ce sont des loups frileux au bras d’une autre mort
Piétinant dans la boue les dernières fleurs du mal
Ils ont cru s’enivrer des chants de Maldoror
Et maintenant, ils s’écroulent dans leur ombre animale
Les dingues et les paumés sacrifient Don Quichotte
Sur l’autel enfumé de leurs fibres nerveuses
Puis ils disent à leur reine en riant du boycott
La solitude n’est plus une maladie honteuse
Reprends tes walkyries pour tes valseurs maso
Mon cheval écorché m’appelle au fond d’un bar
Et cet ange qui me gueule : viens chez moi, mon salaud
M’invite à faire danser l’aiguille de mon radar
Les chants de Maldoror – Le compte de Lauréamont
L’ouvrage paraît en 1869, dans un relatif anonymat. Il est rapidement oublié, de même que son auteur, mort quelques années plus tard. Philippe Soupault, Aragon ou encore Andrée Breton en font un manifeste du mouvement surréaliste et lui donnent ses lettres de noblesse. Magritte, Dali, Modigliani seront bouleversés par les chants du Compte. Les chants de Maldoror est une œuvre poétique, en prose, composée de six chants où l’on fait connaissance avec un héro négatif, cruel et pervers. La structure des chants donne le sentiment qu’ils ne sont pas liés entre eux alors qu’ils servent tous un même but ; celui de conter le Mal, l’ironie et le blasphème. On s’abîme dans les réflexions de Maldoror ou dans celles de l’auteur, perte de repères volontaire qui permet à l’imagination de s’exprimer sans aucune limite.
Par la forme, on peut rapprocher ces chants à ceux de La chanson de Roland. Par son fond on ne le peut pas. Car si Roland est héroïque et majestueux, Maldoror est malsain et sauvage. Ce recueil est difficile à aborder mais la noirceur du verbe côtoie la luminosité de la plume et vous enveloppe dans une couverture passionnelle. Je n’ai jamais lu de description aussi sordide qui contenait autant de poésie. Parce que là est la force du Compte : il est poète au sens le plus noble. Il vous enchaîne à ses mots, vous avoue des réflexions d’une intensité rare tout en mettant en avant l’horreur, dans une apologie du Mal qu’on se surprend à apprécier.
Apprécier ? Que dis-je, à adorer. Le compte s’est affranchi des codes, tant sur la forme que sur le contenu et a cessé de poser des limites à son imagination. Il ouvre grand la porte de son âme pour nous la livrer sans concession. Une lecture qui vous transporte, vous anéanti et vous délivre dans une mélopée dévastatrice.
« Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. » Voici comment l’auteur vous accueille en tout début de recueil. J’y ajouterais que si seuls certains seront rassasiés par le récit, tout lecteur sera touché par la grâce des mots. Les chants de Maldoror sont une folie littéraire, une fulgurance, un diamant noir.
Écouter l’ami Thiefaine est un exercice de poésie à lui seul. Tant ses mélodies vous électrisent, tant ses rimes et références vous interrogent. Il manie si bien la langue française qu’on doute souvent de ce qu’on entend et donc de ce qu’on comprend. Hubert-Felix joue avec la culture et nourrit la vôtre au-delà de la satiété. Dans cette unique chanson, le chanteur vous renvoie à Baudelaire, Hölderlin ou encore Cervantes. Chacune de ses créations vous ouvre des portes, personnellement j’ai franchi ses seuils avec délices et n’ai certainement pas terminé mon périple. Par lui je me suis initiée à la philosophie cynique par Diogène, aux moralistes par Plutarque et aux écrits de Nietzsche. J’embrassais les œuvres d’Antonin Artaud, Charles Belle, Edward Hopper, Fra Angelico, Fantin-Latour ou encore Ingmar Bergman.
Mes lectures s’agrandissaient avec celles de Lord Byron, Aloysius Bertrand, Dante, Rimbaud, François Villon, Nerval et John Milton. Je me passionnais pour Lilith, Eurydice, Savonarole, Antigone, l’alchimie, les mythologies et l’Inquisition.
Longtemps artiste intimiste, Thiefaine est enfin mis en lumière sur la scène francophone. Fort d’une trentaine d’albums studio et Live, je ne peux que vous inviter, voir vous sommer de plonger dans son Monde foisonnant ! Après vous avoir ouvert toutes ces pistes, je vous laisse avec un autre texte du chanteur, Trois poèmes pour Annabel Lee, hommage à Edgar Allan Poe, autre auteur que j’affectionne particulièrement.
Trois poèmes pour Annabel Lee
La lune s’attarde au-dessus des collines
Et je sens les lueurs des étoiles sous ta peau
fleurs de jacaranda & parfum d’aubépine
dans cet or de la nuit tes cheveux coulent à flots
les groseilles boréales & les airelles fauves
au velours de tes lèvres humides & licencieuses
me laissent dans la bouche un goût de folie mauve
un arôme estival aux couleurs silencieuses
Vapeurs de canneberge oubliées dans la bruine
& sur les pétroglyphes de tes bleus sanctuaires
l’esprit de la mangrove suit l’ombre de tes djinns
et dézeste les grumes aux subtils estuaires
ne laisse pas la peur entrouvrir le passage
obscur & vénéneux dans l’argent de tes yeux
mais donne à la lumière tes pensées les plus sages
pour un instant de calme, de plaisir délicieux
Annabel lee
pas un seul cheveux blanc
n’a poussé sur mes rêves
Annabel lee
au roman des amants
je feuillette tes lèvres
Annabel lee
j’ai dans mes récepteurs
le parfum de ta voix
Annabel lee
je te connais par cœur
sur le bout de mes doigts
Au loin dans la vallée la brume se mélange
aux pastels de safran de violette & d’orange
& j’en vois les reflets dans ton regard voilé
par des réminiscences d’antiques cruautés
ne laisse pas les mères de vinaigre envahir
tes pensées ta mémoire tes rêves & ton sourire
chasse au loin ta détresse laisse entrer le printemps
le temps de la tendresse & de l’apaisement
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