Ce soir-là je m’étais mis en tête de visiter une petite taverne à Genève. Non pas pour boire un pot avec Perceval et Karadoc, ni pour risquer de me faire pourfendre par le guerrier ou tirer dans le dos par l’elfe ou encore trébucher sur le nain, mais pour avoir quelques mots avec le bouffon, maitre des lieux et aussi pour profiter de quelques concerts loin d’être des « machins de taverne ».
Je rencontrai donc Patrick Vonlanthen, s’affairant avec frénésie afin que tout soit prêt pour le premier concert de cette deuxième soirée d’inauguration. M’accordant quelques minutes de son précieux temps, il me fit part de ses aspirations à redonner un espace plus intimiste et convivial à la scène rock en ville de Genève, qui souffre d’un cruel manque de petites salles destinées à la vie nocturne et underground.
On peut certes assister à des concerts fabuleux, mais c’est souvent à un certain prix et dans des lieux souvent inaccessibles aux jeunes formations manquant de tremplins pour se faire connaître.
Partageant une véritable passion pour le rock avec son acolyte Didier Petitpierre et quelques amis, Patrick décida de prendre le taureau par les cornes offrant par la même occasion un lifting à cette Taverne, y aménageant une petite scène en sous-sol. Question matos, Patrick s’y connait, en tant qu’ancien preneur de son à la TSR et il n’a pas lésiné sur l’équipement en investissant dans une sono toute neuve. Le principe de l’équité est de mise : petits cachets et prix d’entrée réduits voir au chapeau, afin que ceux qui ont peu de moyen puissent y trouver leur compte. Le jazz aura aussi sa place, ainsi que des projets de Stand Up. Des collaborations avec des écoles de musique comme l’ETM et l’EPI sont aussi prévues pour que les artistes en formation trouvent un lieu d’expression dans une atmosphère chaleureuse et conviviale.
Après ces quelques mots et l’entame de quelques fûts (je vous conseille l’ambrée), il était temps de voir ce que donnait cette sono. Les premiers à en profiter ce soir étaient le trio lucernois, Sons of Morpheus.
Ce qui frappe d’entrée, c’est ce son tributaire l’époque dorée des 70’s, frappant d’emblée l’inconscient collectif. On pense tout de suite à Hendrix ou Led Zep en entendant la guitare se déchainer dans des morceaux comme Seed ou Wasted Blood ou encore Eye in the Storm.
Lorsqu’on fait référence à Hendrix, impossible de ne pas faire un tour du côté du blues rock avec Head in the Cloud. Dotés d’une percussion très stoner, balançant de puissants fills explosifs, les p’tits gars de Lucerne ont une capacité très jubilatoire à expulser une substance bien collante et inflammable à souhait.Toutefois cela n’est pas la seule corde à leur guitare, car ils aiment bien glisser aussi vers le progressif dans Tsunami, rempli d’effets psychédélique et embelli par de belles impro atmosphériques. Tantôt solaires ou planant ils électrisèrent l’atmosphère avec brio et virtuosité, balançant quelques « Okey ? Okey ! Okey !! » entre deux chansons auxquels répondait volontiers le public, signe que dans le rock, il n’est pas nécessaire de parler la même langue pour se comprendre.
Aux deux suivantes, j’avais fait une promesse d’article. Finalement quoi de mieux qu’un concert des Chikitas à domicile, entourées de leurs amis ? Tous ne purent pas venir à leur grand regret, mais beaucoup avaient répond à l’appel pour partager un moment punk avec elles.
Après une première moitié d’année richement remplie (Festineuch, Le Gurten, Rock’Oz, Parabôle, Woodstock en Pologne…) et l’enregistrement d’un album aux US, on peut dire que cela se passe plutôt bien pour elles et vous le verrez plus bas, la fin de la saison n’en n’est pas moins incroyable. Leur éclate, c’est la scène et ces deux riot girls n’allaient pas manquer de péter les amplis en déversant tout ce qu’elles ont du plus profond de leur tripes que ce soit dans le rejet avec TV Sick ou la révolte de Jail. Bien grunge façon rock’n’roll (ou l’inverse), elles déclinent leur palette avec un charisme désarmant toujours prête à botter le cul des mous qui auraient le malheur de gémir platement à leur passage. Des mous ce soir, il n’y en avait point, dans une salle pleine à craquée et ravie de recevoir cette décharge d’adrénaline. La température était bien montée, tellement que certaines avait même tombé la chemise ce soir.
« Depuis qu’on joue par ici, c’est bien la première fois qu’on voit ça ! » lance Lynn… Il faisait tellement chaud dans cette cave que Saskia a du réinventer l’air conditionné, tentant tant bien que mal de nous en faire profiter (pas très efficace, faudra revoir le principe à mon avis).
Faut dire que les conditions extrêmes ça les connait : l’averse à Schwarzee, les cactus de Tucson, la canicule de l’été, la tempête à Rock’Oz et le froid glacial du Goulag (normal c’était en hiver et à Fribourg, on est tous des malades t’façon)… Meet your Trouble comme dit leur chanson et en reparlant de trouble, cette fois la sangle de guitare ne lâcha pas sur LALALALA qui clôture désormais leurs shows accompagné des plongeons de Lynn dans la mêlée, toujours prête à en découdre avec un public en plein délire. Ce délire les Chikitas le cultivent avec cœur et le dispensent avec virtuosité. Puissent-elles longtemps nous faire partager cette rage de vivre et ce grain de folie dont nous avons tant besoin !
Interview de deux punkettes autour d’un Chikitea
Damien : D’abord merci et bravo pour ce concert. Vous venez d’enregistrer un nouvel album aux US. Comment s’est passé votre voyage ? Votre parcours là-bas ?
Lynn : Super bien ! D’abord nous avons passé une semaine à L.A., puis ensuite nous sommes allées en Arizona pour notre session d’enregistrement qui a duré 3 semaines. Nous y avons travaillé avec Jim Waters, qui a enregistré notamment The Jon Spencer Blues Explosion. C’était pour nous incroyable de travailler avec lui. Il reste toujours très positif, à l’américaine. On s’est tapé des sessions énormes de 11 heures de travail tous les jours. On a même dormis à même le sol du studio. Mais il y avait ces photos de clowns… partout sur les murs. Ça c’était vraiment flippant.
Saskia : Ouais, tellement qu’on en a même fait des cauchemars.
D : Et votre nouvel album justement ? Qu’est-ce que vous nous préparez ?
Lynn : On a pris de la maturité musicalement, notamment aussi grâce au fait de travailler avec Jim. C’est toujours la même attitude très déjantée, mais avec textes plus profonds et une musique plus travaillée. C’est toujours dans le style punk / rock. On est vraiment très contente de l’album.
D : Et cette technique de rajout de la ligne de basse au mixage ?
Lynn : C’est la spécialité de Jim. Comme The Jon Spencer Blues Explosion n’a pas de bassiste, ils ont utilisé une technique de mixage pour faire apparaître une piste de basse sur les enregistrements. Si tu écoutes leurs premiers albums tu pourras en avoir un aperçu. Il nous a fait un truc incroyable ! On a vraiment été rassurées quand on a entendu le résultat. Cela nous a ouvert de nouveaux horizons musicaux.
D : Pour pouvoir financer votre projet d’album, vous avez utilisé le crowdfunding avec la plateforme wemakeit. Vous n’avez pas eu un peu les jetons en partant pour les US alors qu’il manquait encore une grosse somme ?
Saskia : C’était un peu le suspens en effet, d’autant plus qu’on avait lancé l’opération assez tard. C’était un peu short mais finalement c’est passé.
D : Cet été vous avez fait une très grosse scène au Woodstock Festival Poland. Vos impressions ?
Saskia : Jamais vu un truc aussi énorme de notre vie, même la petite scène sur laquelle on jouait était plus grande que toutes celles que nous n’avions jamais vues. Une très grande première en Pologne pour nous. C’est un festival qui peut accueillir jusqu’à 500’000 personnes sur deux jours. Comme c’est gratuit, il n’y pas d’enceinte et les gens arrivaient de partout, c’était absolument fabuleux. L’organisation était absolument impeccable avec plusieurs milliers de bénévoles et on a été très bien accueillies.
D : Le trac avant d’entrer sur scène ?
Lynn : Un peu oui mais surtout surexcitées, vu les dimensions et en plus on ouvrait le festival ! On s’est vite aperçu que public était réceptif et réagissait très bien même s’il était un peu plus éloigné que d’habitude. Le courant est vite passé. Le concert a été très apprécié et il y a eu énormément de retours positifs sur les réseaux sociaux. Ce fut aussi un très beau souvenir et aussi une première de visiter un pays à l’alphabet différent du nôtre.
D : Et du coup vous remettez les couverts à ce que j’ai vu. Bratislava notamment ?
Saskia : Et pas seulement ! En fait cet hiver on va à Moscou puis directement à Kiev, ensuite Vienne, Bratislava, Rennes, New York ! Ce sont principalement des shows case dans lesquels il faut être sélectionné pour y entrer et là c’est grâce au management qui fait un immense travail pour nous. Cela devrait nous ouvrir pas mal de portes.
D : Le fait de rejouer à Genève à nouveau, c’est finalement un peu comme des vacances ?
Lynn : Haha, c’est vrai qu’au niveau du déplacement c’est plutôt cool et là j’ai même pu faire une sieste avant le concert. C’est cool parce qu’on n’avait pas joué à ici depuis plus d’un an. C’est bizarre, on a fait 40 concerts cette année et pas un seul à Genève jusque-là alors qu’au début on n’arrêtait pas. Depuis nos amis ont suivi notre parcours parfois un peu à distance et c’était un plaisir de les retrouver ce soir.
D : Vous vous en sortez avec le travail à coté ?
Saskia : Pour ma part jusqu’en mars je travaillais à 100% et maintenant je révise pour le brevet d’avocat donc c’est un peu stressant. En fait la période de calme fut entre deux lorsque j’étais au chômage. Tu vois les gens n’imaginent pas que malgré le management qui nous aide il y a beaucoup de travail à côté. Il y a tout qui arrive en même temps et tu ne t’en sors plus, car cela n’arrête jamais entre l’administratif, les téléphones et tout. Rien que pour un seul concert, il faut compter 20 heures de travail en plus.
Lynn : C’est toute l’histoire de ma vie, faut toujours tout faire en même temps.
D : Pensez-vous pouvoir vivre pleinement de la musique un jour ?
Lynn : Honnêtement on vit dans une époque où même un gars qui est connu, n’en a pas la garantie. On n’est plus un petit groupe, mais pas encore un grand, c’est vraiment l’entre deux et il faut payer notre structure. Vivre de la musique à une époque où le CD ne se vend pratiquement plus, où nos cachets de concerts ne nous permettent à peine de rentrer dans nos frais, pour l’instant c’est impossible.
D : Être artiste aujourd’hui finalement, c’est devenir autoentrepreneur ?
Saskia : Oui c’est une véritable entreprise qu’il faut apprendre à gérer. Ceux qui réussissent dans ce milieu sont souvent impitoyables en affaires.
Lynn : Personnellement je suis quelqu’un qui a du cœur. A mes premiers concerts il m’est arrivé de filer un CD contre un sandwich et j’ai de la peine à voir ce que je fais comme un business. Parmi ceux qui écoutent du rock, il y a beaucoup de jeunes aussi et quand des gens me disent qu’ils n’ont pas pu venir nous écouter parce qu’ils ne pouvaient pas se payer l’entrée, là ça me brise le cœur. Notre musique vient de là et c’est très difficile artistiquement de trouver un équilibre, un entre-deux où tu as le sentiment d’être bien sans pour autant avoir l’impression de le faire pour le fric.
D : Moi je remarque cela a tellement changé par rapport à une certaine époque. Par exemple les Who qui ont connu une ascension fulgurante dès lors qu’ils furent repérés n’ont pas eu à gérer tout ce côté entreprise de leur carrière.
Lynn : Ouais c’est vrai, mais il faut bien penser tout le monde était focalisé sur la télé ou la radio.
D : Tout passait par là.
Lynn : Voilà et aujourd’hui il y a de l’information partout ! Il y a des milliards de groupes, il y a des millions de CDs. Les gens ne savent plus quoi écouter et perso, côté radios à part Couleur3… On est pourri par la surinformation sans plus pouvoir se concentrer sur l’essentiel, un peu comme des hyperactifs. On vit dans une société ou on devient de plus en plus malheureux, les gens le ressentent et deviennent accros aux antidépresseurs pour éviter le burnout… Donc venez voir les Chikitas pour ne pas sauter d’un pont !!
Un très grand merci au Bouffon de la Taverne pour leur gentillesse et l’accueil chaleureux. Un très grand merci aussi à Nicolas Levet et Jean-Marie Planche de m’avoir mis à disposition leurs splendides photos. Un immense merci aux deux groupes pour ce maelstrom sonore dispensé généreusement.
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