Mais pas un de ces chocs qui nous excite immédiatement et nous donne envie de le partager tout de suite avec notre entourage ou de crier sur tout les toits que cet album a changé notre vie. Ni un choc instantané, qui nous éblouirait par sa clarté graphique et narrative et dont nous saisirions toute l’ampleur. Et encore moins un choc compréhensible ou rationnel, qui nous laisse une trace tangible de son effet sur nos émotions. Habibi est bien plus que cela, bien plus profond et complexe. C’est un choc qui rend nos cordes vocales incapables du moindre son, qui, une fois la quatrième de couverture refermée, nous murmure de le retourner et de recommencer. On tente alors de comprendre ce qui vient de se passer entre nous et ce pavé de 672 pages… et ce qui vient de se passer au fond de nous, surtout.
Habibi nous raconte l’histoire de Dodola et Zam, deux orphelins qui se sont trouvés à l’un des pires moments de leur vie. Petit à petit, ils s’apprivoisent. L’un devient frère-fils et l’autre sœur-mère. Au rythme des histoires que Dodola racontent à la nuit tombée, ils élisent domicile dans une épave de bateau laissée en plein milieu du désert. La vie est calme et leur apporte amour et initiation. Mais la nourriture se fait de plus en plus rare et Dodola va devoir négocier avec les caravanes qui passent à proximité. Mais avec quoi peut-on marchander lorsque l’on n’a que son corps à offrir ?
Récit aux multiples intrigues et niveaux de lecture, Habibi aborde plusieurs thématiques universelles, traitées ici avec une profondeur et une densité inédites. Pour éviter la linéarité et l’ennui que pourraient provoquer ces sujets souvent vus et revus, Thompson utilise plusieurs techniques narratives variées pour aborder les cinq dimensions principales du récit. On assiste d’abord à l’histoire commune de Zam et Dodola, qui grandissent ensemble, avant d’être séparés pendant des années, pour mieux se retrouver plus tard. Puis, chacun raconte son histoire, parallèlement à l’autre : Dodola prisonnière du harem du sultan et Zam errant dans les bas quartiers à la recherche de son identité sexuel. Les histoires et rêveries de Dodola rythment le récit à intervalles réguliers et nous plonge dans une dimension religieuse et fantasque. Enfin, Thompson marque plusieurs parenthèses pour aborder les origines de l’écriture et le sens profond qui réside en chaque mot et calligraphie arabe. Et là où on pourrait redouter un manque de lisibilité et une perte d’attention, dus aux allers et retours temporels réguliers et aux découpages diamétralement opposés des diverses séquences, on assiste à un incroyable jonglage entre tous ces éléments disparates et un dosage à la case près, qui impose un respect instantané. Contre toute attente, le tout forme alors un ensemble d’une étonnante cohérence (pour un pavé comme celui-ci). Thompson retombe toujours sur ses pattes et réussit à nous emporter dans plusieurs récits, sans que l’on se sente délaissé ou pris de cours.
C’est notamment grâce à une structure solide qu’Habibi peut se permettre de partir dans plusieurs directions. Neuf volumineux chapitres scindent l’intrigue et correspondent chacun à un évènement religieux, relatés soit dans la Bible, soit dans le Coran, ou dans les deux. L’aspect religieux est omniprésent tout du long du récit. Les histoires que racontent Dodola à Zam sont toutes d’ordre divin : Abraham appelé pour sacrifier son fils, le règne de Salomon, la fin de l’Eden, le déluge de Noé, etc. D’une manière plus large, on sent qu’Habibi tend à devenir une nouvelle Bible, qui au travers de ses deux protagonistes, cherche à redéfinir le mythe d’Adam et Eve en le mettant au goût du jour, face aux valeurs et fatalités contemporaines. Et comme toute nouvelle œuvre, elle se base sur ses prédécesseurs pour mieux innover.
Comme son nom l’indique, Habibi (mon aimé en français) parle avant tout d’amour. Mais pas seulement d’un amour classique à la Casablanca, mais d’un amour pur, parfois maternel, des fois amical et enfin charnel. Un amour dont le spectre couvre toutes les émotions relatives à cet état. Car si le lien unique tendu entre Zam et Dodola rythme l’intrigue, plusieurs autres types d’amour sont aussi abordés : l’amour propre, l’amour possessif, l’amour jaloux, l’amour absent… Tout cet amour ne connaît ici aucune limite. Thompson ne s’embarrasse pas de morale ou de normalité, il nous parle de sentiments bruts, non altérés par l’environnement. Cela peut ainsi nous paraître malsain, violent ou même inhumain, mais c’est ce qu’Habibi montre : que l’amour transcende l’humain. Il en va aussi de même pour le rapport au corps qui ponctue la vie de nos deux personnages. Là où Dodola est victime de ses formes et de sa beauté, Zam vit à travers son incarnation et cherche sans cesse son identité à travers elle. Entre soumission et révélation, le corps joue un rôle primordial et indissociable de ces deux destins. C’est ce que réclame la société, des apparences et des jugements hâtifs. Zam et Dodola se plient donc à cette exigence extérieure en vivant de souffrances répétées, jusqu’à ce qu’enfin ils comprennent que l’âme vaut tous les corps.
Enfin, au-delà de l’aspect narratif et thématique, Habibi éblouit par sa maîtrise graphique. Si on était déjà transportés par les élans lyriques et les pleines pages de Blankets, on sera ici halluciné de voir le progrès que Thompson à réalisé en huit ans. Chaque planche est un enchantement, un quasi-tableau. La composition et le découpage varient entre gaufrier classique et débordement illimité des cases. Des séquences entières sont formées de fresques aux détails sublimes et tous symboliques. Certains pages méritent qu’on s’y attarde plusieurs minutes, afin de saisir tout le sens qui y réside. On comprend alors les huit années nécessaires à l’élaboration d’un tel chef-d’œuvre, que ce soit graphiquement ou narrativement.
Je commence à peine ma deuxième lecture d’Habibi et je sens déjà que certaines choses changent en moi. Cet article est une ébauche succincte et résumée de toutes les pensées qui s’entrechoquent dans mon cerveau à ce moment précis. Car il serait présomptueux et quasi-impossible de vouloir définir ce qu’est et ce que représente Habibi. Tout ce que je peux vous dire en toute franchise, c’est que cet album rythmera sûrement une bonne partie de ma vie, si ce n’est la totalité. Qu’à chaque lecture, je découvrirais des pans cachés ou insoupçonnés, qui me révéleront la beauté de l’humain lorsqu’il ne fait qu’un avec son corps et son esprit. Et lorsqu’il ne fait qu’un avec l’être aimé.
Habibi est un choc et bientôt une révélation infinie.
Fiche produit Fnac.ch
Site officiel Habibi
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