Alan Moore, Alan Moore, Alan Moore… ces deux mots suffisent désormais à légitimer la sortie d’un comic-book tout les cinq ans. En effet, c’est le temps qu’il a fallu attendre avant de voir débarquer ce deuxième volet du nouveau cycle de La ligue des Gentlemen Extraordinaires : Century… qui plus est après plusieurs reports pour le moins frustrants. Le bonhomme prend son temps, relit, réécrit et il a bien raison, car à chaque livraison, il côtoie toujours la perfection. Ce Century 1969 continue donc la réflexion lancée en 1910 sur l’évolution des mœurs vis-à-vis de la pop-culture, à travers le XXème siècle.
En 1910, nous quittions donc Wilhelmina Harker et son équipe dans un Londres en proie à la destruction et à l’anarchie. Ils avaient réussi à contrecarrer les plans d’Oliver Haddo et de son culte, qui visaient à incarner L’enfant de la Lune, synonyme de fin du monde. 59 ans plus tard, en 1969 (11 ans après les évènements du Black Dossier), ils sont rappelés pour enquêter sur l’étrange mort de Basil Fotherington-Thomas, une star montante du british-rock. Ils découvriront rapidement que Haddo est encore derrière tout ça et qu’il compte bien réitérer ses méfaits du début du siècle.
Comme à son habitude, Alan Moore maîtrise son sujet de bout en bout. Il se penche cette fois-ci sur le mouvement psychédélico-hippie-rock du Swinging London de la fin des années 1960. « Quand on les a vécues, c’est forcément plus facile », me direz-vous. Mais même si le jeune Moore, alors âgé de 16 ans, était sorti de sa campagne pour s’oublier un peu à Londres, il n’aurait sûrement pas vu tout ce qu’il se passe dans ce volume, tellement il est dense. Quoiqu’il en soit, la narration est à nouveau d’une fluidité et d’une exactitude ébouriffante. Chaque case est utilisée à son maximum et recèle souvent un niveau de lecture supplémentaire. Chaque dialogue est précisément dosé pour créer un rythme de sonorité et de syllabes (du moins dans sa version anglaise). En d’autres termes, le vieux bonhomme n’a pas perdu une once de talent, depuis ses débuts avec Swamp Thing et V for vendetta ! Au contraire, il semble que son style gagne en subtilité et en simplicité au fil des albums, mais ne perd rien de sa pertinence.
Encore une fois, et à l’instar des autres volumes de La Ligue des gentlemen extraordinaires, Moore s’amuse à disséminer des références culturelles qui témoignent de l’époque et de l’état d’esprit qui pouvait y régner. Les plus évidentes sont, bien-sûr, celle de Terner qui organise un concert à la mémoire de Basil et qui est basé sur le personnage qu’interprète Mick Jagger dans le film Performance (1970). Ce même Basil est directement inspiré du personnage du même nom, héros d’une série de livre jeunesse à succès des années 1950, écrite par Geoffrey Willans. Il y a aussi Kosmo Galion, tenancier d’une boutique divinatoire, qui rend hommage à un vilain de la série TV britannique The Avengers de 1963. Et pour ceux qui seraient encore plus curieux, Jess Nevins, auteur de pulp et spécialiste de La Ligue, a annoté chaque case de Century 1969 ici : un travail fascinant conseillé aux aficionados.
Mais ce qui fait rend cette lecture d’autant plus passionnante, au-delà de la maîtrise technique et narrative, ce sont ces personnages qui, derrière leurs airs de super-héros imperturbables, sont d’une humanité évidente, et souvent exaspérante. Comme dans Watchmen, plus ils sont extraordinaires et plus ils sont, paradoxalement, ordinaires. Comme si leur statut exclusif leur pesait trop pour ne pas avoir d’échappatoire. Leur manière de redresser la balance et de se délester de ce poids est alors d’atteindre l’autre extrême, en ayant des comportements banals, parfois même brutaux. Il leur arrive alors de tomber dans la violence ou la débauche, pour certains, dans les sentiments profonds et l’amour, pour d’autres. On se rappelle l’épisode marquant du deuxième cycle de la série, lorsqu’il l’homme invisible agresse et viole Wilhelmina et que, plus tard, Hyde lui rend la pareille, dans une scène de vengeance anthologique. Le spectre des émotions et des agissements humains est ainsi savamment couvert, de manière à rendre le lecteur aussi sensible à ces derniers qu’aux évènements surnaturels qui se produisent à intervalles réguliers. Ce nouvel opus obéit donc aux mêmes règles que ces prédécesseurs et s’en donne à cœur joie dans cet univers douteux de drogues, de sexe et de rock n’ roll, où l’étrange est du coup plus difficile à repérer pour nos chers gentlemen.
En parallèle, Moore s’attèle également à dresser le portrait d’une époque souvent idéalisée et en proie aux clichés. Les arrière-plans, la foule et les décors regorgent de références et de détails à la justesse qui n’a égale que la richesse de cet environnement. Et c’est là que le rôle de Kevin O’Neill est essentiel, car il sait donner à cette intrigue déjà riche un degré de plus, qui amène ce comic-book vers une cohérence de tout les instants. Son trait sûr et minimaliste donnent vie à une multitude d’ambiances et de situations qui, en ajoutant les couleurs flashy de Dimagmaliw, deviennent saisissantes.
La ligue des gentlemen extraordinaires : Century 1969 est une preuve irréfutable de la bonne santé d’Alan Moore, un évènement en soit et un plaisir trop rare. A déguster avec érudition et plaisir coupable.
A lire : Alan Moore : an extraordinary gentlemen, interview passionnant donné pour The Guardian, le 25 juillet 2011.
La ligue des gentlemen extraordinaires Century – 1969, Alan Moore – Kevin O’Neill – Ben Dimagmaliw, paru chez Delcourt le 18 octobre 2011.
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