La bande dessinée aime utiliser les animaux comme vecteurs émotionnels et différentiels de point de vue. On se souvient, au Japon, de Terres de rêves de Taniguchi et, aux États-Unis, des Seigneurs de Bagdad de Vaughan et Henrichon. L’Europe, elle, préfère se pencher sur l’humanisation des animaux pour rendre leurs récits différents et novateurs : Black Sad, Canardo, Le vent dans les saules, De cape et de crocs, etc. Cette semaine, ce sont les Ecossais et les Américains qui remettent au goût du jour nos tendres amis les bêtes, avec Nou3 et Bêtes de somme, deux comics aussi différents dans leurs traitement que similaires dans leur portée.
Première claque : Nou3, du talentueux et prolifique duo écossais Grant Morrison/Frank Quitely, auquel on doit déjà All-Star Superman, New X-Men et Batman Reborn. Ici, les super héros sont trois animaux de compagnie (un chien, un chat et un lapin) transformés en machine de guerre obéissante, grâce à une armure cybernétique. Seulement voilà, les ingénieurs de ce projet ont déjà mis au point un nouvel animal de niveau 4 qui rend obsolètes tout les niveaux antérieurs. Nos trois compagnons vont donc être « piqués » pour faire place libre… mais c’est sans compter sur le Dr Roseanne Berry qui, au fil des expérimentations, s’est attachée à ses sujets.
Pitch d’anticipation pour le moins original, le récit de Nou3 prend des airs de fresque futuriste pour finalement adopter un point de vue à taille humaine, ou devrais-je dire animale. 1, 2 et 3 (les noms des trois héros) sont certes des bijoux de technologie et les armes les plus sophistiquées et dociles du monde, ils n’en restent pas moins des animaux, avec leur instinct, leurs besoins et leur mode de vie propre. C’est ce que Grant Morrison va mettre en avant et crée ainsi une histoire qui, même dans l’action la plus pure, tend vers le récit intimiste et émotionnel. C’est d’ailleurs ce contraste entre leur situation, qu’ils n’ont pas choisi, et leur vraie nature qui fait toute l’originalité de l’intrigue. Tout au long de ces 66 pages, 1, 2 et 3 vont devoir se battre pour survivre, pour retrouver leur environnement naturel et surtout pour ne plus être de simples victimes aux ordres des humains, qui veulent les envoyer mourir à leur place. Une très grande leçon d’animalité, donc !
Et puisque les animaux ne parlent pas, à part en langage basique (« Est Noir Loin Où », « Nou3 Maison ! Vite »), le découpage et la narration sont, eux aussi, deux éléments essentiels de ce comic. Quitely et Morrison livrent ici un exercice de style graphique incroyable et une mise en scène qui sert on-ne-peut-mieux son sujet. De fulgurances visuelles en mise en page novatrice, Quitely ne s’impose rien, si ce n’est de prendre le point de vue de ces animaux robotisés. La séquence de la voiture en début de deuxième chapitre est juste bluffante. On y voit 1 qui traverse le pare-brise d’une voiture militaire et tue ses occupants. Sur la page, on voit la voiture en large de l’extérieur et superposées à cette image viennent s’ajouter 28 vignettes qui décrivent chacune un détail de ce massacre. Dans les bonus (une trentaine de pages en fin de volume), les auteurs nous expliquent leur volonté de coller à la perception de leur héros. Le temps et l’espace n’étant pas les mêmes pour eux que pour nous, la mise en scène de Nou3 devait se plier à ces nouveaux paramètres. Autre exemple avec la scène de l’évasion, composée de six pages en gaufrier de 18 cases (soit un total de 108 cases), où tout est vu depuis une dizaine de caméras de surveillance différentes, pour finir sur une double-page libératrice. Rien d’étonnant que Quitely est reçu l’Eisner Award 2005 du meilleur dessinateur pour cette mini-série ! Nou3 est un comic sans bornes, à l’originalité incroyable qui résonne comme un choc visuel et scénaristique rare.
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Dans un tout autre registre, Bêtes de somme nous entraine plus du côté du surnaturel que de l’anticipation. Connu pour ces récits humoristiques plusieurs fois récompensés (Milk and Cheese, Dork !), Evan Dorkin s’associe ici à l’illustratrice Jill Thompson, connue pour ses participations aux séries cultes de Vertigo, telles Sandman, Swamp Thing, Fables, Black Orchid ou The invisibles. Ce duo, venant de deux horizons différents, ne pouvait que faire des étincelles. Et c’est le cas avec Bêtes de somme, une série inattendue, classique et originale à la fois.
Au cours de huit récits, nous suivons Bégeule, Dobey, Carl, Cador et Corniaud, cinq chiens bien élevés de banlieue résidentielle, qui vont se retrouver dans des situations où le paranormal vient secouer le train-train quotidien. Accompagnés du plus ou moins fidèle Sans-famille, un chat courageux et nerveux, ils vont se mesurer à des hordes de chiens-zombies, à un loup-garou attachant, à un énorme crapaud plus qu’ambitieux ou encore à un club de sorcières maléfiques. Cette technique épisodique, rare dans le comic, est très accrocheuse et donne un rythme serré et dynamique aux divers récits, qui arrivent sans mal à s’imbriquer les uns à la suite des autres. L’ensemble est ainsi très riche et l’action et l’humour prédominent. Dorkin mêle habilement deux genres habituellement difficilement co-habitables : les lectures enfantines et l’inquiétant et adulte paranormal. Ce mix entre Le Club des cinq et The X-Files donne ainsi toute sa saveur et son originalité à Bêtes de somme. D’un côté, on rigole et on se familiarise avec ces personnages touchants, drôles et mignons. Et de l’autre, on est terrifié et pris à revers lorsque l’action atteint des pics d’horreur et de violence dignes de la littérature américaine de genre. Les valeurs véhiculées s’en trouvent élargies et font preuve d’une résonance universelle, et pas seulement au niveau humain. Car, à l’instar de Nou3, Bêtes de somme traitent ces chiens pour ce qu’ils sont : des êtres guidés par leur instinct, soucieux du bien-être de leur maîtres (sauf le chat peut-être…) et plus fort en meute.
Graphiquement, Jill Thompson livre un travail époustouflant, surtout au niveau des couleurs. Entièrement réalisées à l’aquarelle, ces dernières donnent une identité complète et remarquable à au tout, faisant ainsi du décor un personnage supplémentaire à part entière. Chaque détail est rehaussé par la bonne teinte, chaque mouvement fait preuve d’une fluidité impressionnante. L’aspect disneyen et enfantin est du coup renforcé et contraste encore plus avec le sérieux des situations. Thompson appose sa patte de manière forte, tout en respectant le récit et surtout en l’amenant à un autre niveau, celui d’un comic où tous les paramètres sont à leur plus haut potentiel servent tous le même propos. Thompson remporta d’ailleurs trois Eisner Awards en tant que meilleure artiste, en 2004, 2007 et 2010, pour son travail sur cette série. Bêtes de somme est donc une série au côté classique efficace et alléchant et aux contrastes étonnant et effrayant.
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